Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/251

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
247
HELVÉTIUS

vertu, qu’il désigne par le mot de probité pris dans un sens très-général. Il considère d’abord la probité par rapport à un individu, puis à un groupe d’individus, puis au public ou à l’État, puis aux siècles et aux peuples divers, et enfin au monde entier. Il y a là un effort dont il faut lui savoir gré pour appliquer à la morale la méthode rigoureuse des sciences mathématiques.

Voici le criterium de la probité par rapport à un particulier : « Chacun n’appelle (et ne doit appeler) probité (c’est-à-dire justice), dans autrui, que l’habitude des actions qui lui sont utiles. »

Pour vérifier expérimentalement cette règle d’action, prenons des exemples : « Presque tous les hommes, uniquement attentifs à leurs intérêts, n’ont jamais porté leurs regards sur l’intérêt général. Concentrés, pour ainsi dire, dans leur bien-être, ces hommes ne donnent le nom d’honnêtes qu’aux actions qui leur sont personnellement utiles. Un juge absout un coupable, un ministre élève aux honneurs un sujet indigne ; l’un et l’autre sont toujours justes au dire de leurs protégés : mais que le juge punisse, que le ministre refuse, ils seront toujours injustes aux yeux du criminel et du disgracié[1]. »

Aussi la probité par rapport à un particulier varie sans cesse suivant les individus. Le tigre sera pour l’insecte de l’herbe le plus aimable des animaux ; le mouton, au contraire, en sera le plus féroce, lui qui, en avalant l’herbe, avale les parasites de l’herbe. « L’intérêt est, sur la terre, le puissant enchanteur qui change aux yeux de toutes les créatures la forme de tous les objets[2]. »

Néanmoins, il y a quelques exceptions à cette règle générale : pour quelques-uns l’intérêt personnel, criterium de la probité, ne se trouve pas en opposition avec l’intérêt public. « Il est des hommes auxquels un heureux naturel, un désir vif de la gloire et de l’estime,

  1. De l’espr., II, 2. — « On sait bien, » observe La Harpe avec bon sens, « on sait bien que dans l’antichambre d’un ministre dissipateur tous ceux qu’il enrichit aux dépens des peuples chanteront ses louanges ; mais d’abord ces louanges seront-elles bien sincères ? Je vais plus loin. Est-il bien rare que ceux même qui profitent des profusions et des injustices d’un homme en place soient les premiers à le condamner, non pas en public, mais dans l’intime confiance ? »
  2. De l’espr., II, 2.