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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

inspirent pour la justice et la vertu le même amour que les hommes ont communément pour les grandeurs et les richesses. Les actions personnellement utiles à ces hommes vertueux sont les actions justes, conformes à l’intérêt général, ou qui du moins ne lui sont pas contraires. » — On a voulu voir dans ces paroles une contradiction avec ce qui précède[1] ; nullement, la doctrine d’Helvétius sur l’intérêt est trop positive et trop décidée pour permettre aucune contradiction de ce genre. Les hommes dont il s’agit ici ont un heureux naturel, ils ont en outre ce désir de la gloire qui posséda Helvétius lui-même : quoi d’étonnant à ce que, entraînés par deux forces à la fois, la nature et le désir, ils accomplissent certains actes qui se trouvent d’accord avec l’intérêt général ? Helvétius a même soin de dire que ces actes n’ont nullement l’intérêt général pour fin, qu’ils ne lui sont pas même conformes à proprement parler, mais simplement qu’ils ne lui sont pas contraires. Par là, c’est encore à leur utilité personnelle que de tels hommes obéissent, et leur amour pour la vertu est de l’amour pour eux-mêmes. Le parallélisme de l’intérêt particulier et de l’intérêt général, chez les hommes de cette espèce, est un simple parallélisme physique des mouvements. Ces apparentes exceptions à la règle de l’égoïsme ne font que la confirmer. Aussi Helvétius pourrait-il, si l’on ne considérait que le développement logique de sa pensée, « se croire en droit de conclure que l’intérêt personnel est l’unique et universel appréciateur du mérite des actions des hommes[2]. » « Nous sommes dans la nécessité de n’estimer que nous dans les autres[3]. »

Voilà pour la morale privée, qui a beaucoup d’analogie avec le droit naturel de Hobbes : pris à part, chacun ne peut poursuivre et ne doit raisonnablement poursuivre que son plus grand intérêt, soit que cet intérêt se trouve en contradiction, soit qu’il se trouve en conformité avec celui des autres. Considérons maintenant, au lieu d’un individu, une petite collection d’individus qui ont mis en commun leurs intérêts. « Sous ce point de vue, la probité n’est encore que l’habitude plus ou

  1. Voir Damiron, Mém. sur le XVIIIe siècle, I, 413.
  2. De l’espr., II, 2.
  3. De l’espr., II, 4.