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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

lectif et social ; si j’appartiens à certaines sociétés, si j’appartiens à l’État, je m’appartiens avant tout à moi-même, et comme tel je ne dois obéir qu’à mon intérêt, je suis armé du droit naturel de Hobbes. J’ai devant moi trois probités, trois justices, trois morales, c’est-à-dire en definitive trois intérêts ; comment agir ? de ces intérêts, la morale même me prescrit de choisir le mien, dussé-je être appelé coupable et injuste ; la morale me prescrit en quelque sorte l’immoralité.

Voilà donc la contradiction à laquelle semble réduite la physique des mœurs, en ce point du système où nous sommes parvenus. C’est l’état de guerre dont parlait Hobbes. Mais Helvétius nous fournit un moyen d’en sortir, et un moyen qui est lui-même tout physique. Pour cela, il faut une force qui rapproche et fasse coïncider, à l’aide d’une action extérieure, l’intérêt de chacun avec celui de tous : ce sera la législation.

À cette force de contrainte matérielle, que Hobbes avait déjà employée, mais qu’il avait conçue comme arbitraire, Helvétius assigne un but : l’utilité, le bonheur. La morale, c’est-a-dire la physique des mœurs, ne sera pas créée de toutes pièces par la loi civile, par la physique des lois ; elle sera seulement sauvée par elle. Ici commence à se montrer l’idée la plus importante du système d’Helvétius.

III. — Nous avons vu, au début du système, le monde moral à l’état d’immobilisation, d’inertie et presque de mort. Les passions sont venues y apporter l’agitation de la vie, et toutes les parties de ce monde, à la chaleur du désir, se sentant animées, se sont mises en mouvement comme les sphères de l’univers visible. Mais ce mouvement qui emporte les esprits est double ou triple, il se contrarie lui-même, et ces esprits, comme les astres de la « voûte céleste des anciens[1], » sont tirés dans plusieurs sens à la fois, tantôt du côté des intérêts collectifs, tantôt du côté des intérêts personnels : l’harmonie tend à se détruire, la discorde va éclater ; où trouver une puissance intelligente et régulatrice, comme celle qui semble avoir ordonné le monde physique ? Quel sera le démiurge vers lequel l’humanité doit lever les yeux et tendre les bras ?

  1. Helvétius, De l’espr., II, 8.