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HELVÉTIUS

Pour établir l’ordre, il faut établir la nécessité ; or, nous savons qu’il n’est pas de plus sûre nécessité que l’intérêt. Le législateur tâchera donc de placer l’intérêt du côté de tous les devoirs sociaux : « Tout l’art du législateur consiste à forcer les hommes, par le sentiment de l’amour d’eux-mêmes, d’être toujours justes les uns envers les autres... Ce n’est point de la méchanceté des hommes qu’il faut se plaindre, mais de l’ignorance des législateurs, qui ont toujours mis l’intérêt particulier en opposition avec l’intérêt général... Les hommes, sensibles pour eux seuls, indifférents pour les autres, ne sont nés ni bons ni méchants, mais prêts à être l’un ou l’autre, selon qu’un intérêt commun les réunit ou les divise... C’est par la méditation de ces idées préliminaires qu’on apprend pourquoi les passions, dont l’arbre défendu n’est qu’une ingénieuse image, portent également sur leur tige les fruits du bien et du mal ; qu’on aperçoit le mécanisme qu’elles emploient à la production de nos vices et de nos vertus ; et qu’enfin un législateur découvre le moyen de nécessiter les hommes à la probité, en forçant les passions à ne porter que des fruits de vertu et de sagesse[1]. »

Ce moyen précieux de nécessiter les hommes, c’est d’abord et avant tout la sanction : « Toute l’étude des moralistes consiste à déterminer l’usage qu’on doit faire des récompenses et des punitions, et les secours qu’on en peut tirer pour lier l’intérêt personnel à l’intérêt général. Cette union est le chef-d’œuvre que doit se proposer la morale. Si les citoyens ne pouvaient faire leur bonheur particulier sans faire le bien public, il n’y aurait alors de vicieux que les fous ; tous les hommes seraient nécessités à la vertu, et la félicité des nations serait un bienfait de la morale[2]. » La sanction fait partie intégrante de la loi : « En effet, si c’est dans le plus grand nombre que réside essentiellement la force, et dans la pratique des actions utiles au plus grand nombre que consiste la justice, il est évident que la justice est, par sa nature, toujours armée du pouvoir nécessaire pour réprimer le vice et nécessiter les hommes à la vertu[3]. » On voit la ri-

  1. De l’espr., II, 13; II, 5, note.
  2. De l’espr., II, 22.
  3. De l’espr., II, 24.