Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/266

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
262
LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

le bonheur des États par la transformation des lois, il ne faut pas seulement un grand esprit, il faut « une grande âme. » Helvétius, qui ne semble guère comprendre l’amour des individus, s’élève à une plus haute intelligence de la philanthropie nationale : il semble que son idée de l’amour s’épure à mesure que l’objet de cet amour grandit. Il reproche à certains moralistes que « leur esprit, qui peu à peu se resserre dans le cercle de leur intérêt, n’a bientôt plus la force nécessaire pour s’élever jusqu’aux grandes idées... Pour saisir, dans la science de la morale, les vérités réellement utiles aux hommes, il faut être échauffé de la passion du bien général, et malheureusement, en morale comme en religion, il est beaucoup d’hypocrites[1]. » Paroles belles et vraies, même dans la bouche d’Helvétius. Ailleurs, il déclare « qu’il aime les hommes, qu’il désire leur bonheur, sans haïr et mépriser aucun d’eux en particulier[2]. » On pourrait lui répondre que, s’il est conséquent avec son système, il n’aime point les hommes eux-mêmes, mais simplement les louanges et la gloire qu’il pense recevoir d’eux ; dans ce cas, en prétendant le contraire, n’est-il pas lui-même un peu coupable du péché d’hypocrisie ?

Quoi qu’il en soit, on ne peut nier que, dans toute cette dernière partie de la doctrine d’Helvétius, dans cette recherche du bonheur par l’identification de la législation et de la morale, il n’y ait une certaine chaleur de cœur en même temps qu’une originalité évidente. Helvétius, négligeant les côtés dangereux de son système pour ne mettre en lumière que les côtés attrayants et philanthropiques, se laisse aller lui-même à l’enthousiasme : « Qui doute que les moralistes, » s’ils savaient que la science de la morale n’est autre chose que la science même de la législation, « ne pussent alors porter cette science à ce haut degré de perfection que les bons esprits ne peuvent maintenant qu’entrevoir, et peut-être auquel ils n’imaginent pas qu’elle puisse jamais atteindre[3]. »

Quels obstacles, en effet, seraient capables de s’opposer à la volonté du législateur et d'empêcher le progrès indéfini des lois ? Nul fait ne peut lui résister, puisque

  1. De l’espr., II, 15.
  2. De l’espr., préf.
  3. De l’espr., II, 17.