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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

presque universel des esprits : ces hommes du xviiie siècle, au moment où ils vont déclarer leurs droits, ne parlent le plus souvent que de leurs intérêts. C’est que ce progrès que la doctrine d’Helvétius présentait en théorie sur la doctrine de Hobbes, elle le promettait aussi en pratique : trop longtemps les rois de France, comme le souverain idéal de Hobbes, n’avaient reconnu pour règle de leurs actions que leur bon plaisir : soumettre ces actions à la règle de l’utilité, c’était faire un grand pas. Aussi prit-on l’habitude de lier par une association indissoluble les idées de libéralisme et celle d’utilité.

Ajoutons que l’esprit français, porté à systématiser, à classer, à déduire, à universaliser, trouvait sa satisfaction dans les idées épicuriennes.

En premier lieu, la morale utilitaire est complètement indépendante ; elle ne s’appuie sur rien d’étranger, elle a sa base et son fondement en elle-même ; elle semble pouvoir par elle seule former un tout, un système. Aussi devait-elle séduire sous ce rapport le xviiie siècle, ardent aux idées nouvelles, surtout aux idées qui lui donnaient, dans la sphère de la pensée, la liberté qu’il allait bientôt conquérir dans la sphère pratique. Par l’épicurisme, la philosophie se sentait dégagée des entraves ; elle n’avait plus besoin d’invoquer les dogmes de la religion révélée, elle coupait hardiment ce « fil » qui seul rattachait encore à la vertu les âmes croyantes, — la « crainte du diable, » — et se jetait, sûre désormais de ne plus tout perdre en perdant les croyances religieuses, dans la spéculation. Ainsi la morale utilitaire, étant indépendante, devenait un gage de la liberté de pensée ; on la voulut et on la préféra comme telle. Délivrer la pensée de l’homme afin de délivrer ensuite l’homme même, n’était-ce pas la grande idée de la France au xviiie siècle ?

En outre, la morale utilitaire avait un caractère d'universalité ; elle se chargeait de répondre aux ardentes interrogations posées, le siècle précédent, par Pascal ; de montrer que tel méridien ou telle rivière ne décident ni de la vérité ni de la justice; que le climat même a une importance secondaire[1] ; que, sous toutes les appa-

  1. D’après d’Holbach la nature forme le corps ; le climat donne à ce corps un tempérament ; la nature et le climat donnent donc le physique de l’homme ; mais ils laissent entièrement le moral à l’initiative personnelle dirigée par les lois. D’Holbach semble prendre ici