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ÉPICURE

on s’occupe de musique, de même qu’on commente les auteurs, pour passer le temps[1].

Ainsi, à mesure que nous voyons se développer le système d’Epicure, nous voyons aussi s’amoindrir le rôle de l’intelligence, de cette partie supérieure par laquelle l’âme, à en croire Socrate, participe au divin : μετέχει τοῦ Θείοῦ. La pensée et la science ont besoin de se justifier en montrant qu’elles mènent au plaisir ; notre intelligence, née des sens, doit être à leur service ou ne pas être. Nous voici loin des Platon et des Aristote. La pensée pure, la pensée sans la chair, n’est pour les Epicuriens qu’une image lointaine et décolorée, un tableau effacé où on n’entreverrait plus que des lignes vagues et indécises; encore la pensée nue, telle que la concevait Aristote, est-elle inférieure à cette esquisse même, car avec de simples traits plus ou moins effacés l’imagination pourrait reformer un visage et tout un corps ; mais, quand l’imagination elle-même est supprimée, que peut-il rester ? « Les sens une fois retranchés de l’homme, il n’y a plus rien[2]. »

La plupart des philosophes antiques, selon la remarque ingénieuse de Kant, avaient le mérite d’être très-conséquents avec eux-mêmes, plus conséquents peut-être que les philosophes modernes ; ils n’hésitaient point à mettre au grand jour tout ce que contenaient leurs principes; une fois engagés dans une voie, ils ne reculaient pas. Les Epicuriens vont nous en donner un exemple. Avançant lentement, mais sûrement, ils nous entraîneront de conséquence en conséquence sans que nous puissions leur résister, si ce n’est en contestant l’idée même qui fait le fond de leur système.


  1. Ἀγωγὴν διαγωγήν. Diog. L., x, i38.
  2. « Detractis de homine sensibus nihil reliqui est. » De fin., i, ix, 30.