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PLAISIR DU VENTRE

ment accordé plus de valeur aux plaisirs de l’œil ou de l’ouïe qu’aux autres plaisirs du corps, parce que ce sont les plus généraux, les plus larges ; il eût trouvé en eux tout ce qui existe dans les plaisirs inférieurs, plus quelque chose qui n’y est pas, le sentiment esthétique et la pensée ; il eût dit, par exemple, que le plaisir de la vue est meilleur que celui du tact, parce qu’il en est comme l’agrandissement. Épicure, au contraire, qui se plaçait à un point de vue non plus rationnel et intellectuel, mais purement sensible, devait naturellement aboutir à des conséquences tout opposées. Ce qui est premier dans l’ordre intellectuel devient dernier dans l’ordre sensible ; là, on est toujours forcé de passer par un plaisir inférieur pour aller à un plaisir supérieur, par un plaisir très restreint pour aller à un plaisir plus général. Dans cette sorte de progrès ou de dialectique ascendante, chaque degré auquel on est parvenu n’existerait pas sans le degré par lequel on a passé. En ce sens, l’inférieur précède le supérieur et le soutient, il en est la condition, il est plus nécessaire que le supérieur. Aussi Épicure, cherchant à ramener tous les plaisirs à un seul principe, devait aboutir au plaisir le moins compréhensif, à celui qui est déjà par lui-même si réduit qu’on ne peut plus le réduire. Or, quel est le plaisir qui offre le plus de nécessité parce qu’il a le moins de dignité, sans lequel tous les autres pourraient exister et qui pourrait exister sans eux ? Plaisirs de l’ouïe, des yeux, tous ces plaisirs, encore une fois, sont le superflu, parce qu’ils sont le supérieur. Le plaisir de la bouche (διὰ χειλῶν ou ξυλῶν) n’est pas encore le premier des biens : on peut se passer de la bouche, qui mâche les aliments, pourvu qu’on ait ce qui les digère ; le ventre, — voila, en même temps que l’organe de la vie, l’origine de tout plaisir, et, partant, de tout bien. « Le principe et la racine de tout bien, dit Épicure avec précision, c’est le plaisir du ventre, αρχη και ρίζα παντός αγαθού η της γαστρος ηδονη[1]. »

Le plaisir du ventre est bien, en effet, la racine de tous les autres plaisirs sensibles. Les modernes naturalistes de la France ou de l’Angleterre admettraient volontiers la doctrine du philosophe grec. Épicure ne veut nullement dire que la jouissance produite par la nutrition soit la jouissance la plus parfaite, la jouissance épanouie pour

  1. Athen., XII, 67, p. 546.