Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/41

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
37
RÈGLE DU PLAISIR : L’UTILITÉ

taire, principe que semble d’ailleurs forcé d’admettre quiconque n’attribue pas un caractère distinctif et sui generis aux notions de liberté et de dignité morales. D’où viendrait, en effet, qu’une jouissance, prise en elle-même ou par rapport à ses antécédents, fût un mal ? Si on ne tient pas compte de la dignité morale et du sentiment de révolte intime qui accompagne toute action basse, Epicure a raison. Aussi, selon Epicure, il est inutile de considérer la série des circonstances, des actes justes ou injustes qui précèdent la jouissance d’un plaisir ; il est inutile d’examiner par quelle voie cette jouissance est obtenue : elle est, cela suffit, et par cela même elle est bonne, elle est fin, elle rend bons tous les moyens[1].

La considération du passé écartée, reste celle de l’avenir. Or, si tout plaisir et tout moyen en vue d’un plaisir sont bons, toutes les conséquences de ce plaisir ne sont pas bonnes : l’intempérance, par exemple, produit la maladie. Voici donc un grave changement apporté dans l’idée de plaisir par celle de douleur ; il ne reste plus à Epicure que le choix entre deux alternatives : ou persister à dire que toute espèce de plaisir, non seulement en lui-même, mais par rapport à ses conséquences, est un bien, une fin ; ou dire qu’il faut vouloir non plus tel ou tel plaisir actuel, mais la somme future de plaisirs la plus grande possible. C’est ici que se produit une divergence considérable entre Epicure et le vieil Aristippe, dont les deux systèmes se développaient jusqu’à présent en harmonie l’un avec l’autre.

Aristippe avait réduit tout plaisir à l’instant actuel : qui sait si l’avenir sera pour nous ? Le présent seul est nôtre[2]. Jouissons donc sans calcul et efforçons-nous de resserrer notre idée de la vie entre des bornes plus étroites, afin d’emplir plus aisément et plus complètement de jouissance l’instant fugitif que nous plaçons seul devant nos yeux. Faisons abstraction du temps, de la succession, de la durée ; oublions cette douleur que la jouissance traîne après elle, de même que la douleur d’après Platon traîne après elle la jouissance ; au lieu de poursuivre une seule fin, — la somme future des plaisirs, c’est-à-dire le plaisir auquel on a ajouté l’élément

  1. Epicure est ici d’accord avec Aristippe. Ή ἡδονή ἀγαθόν κἄν ἀπὸ ἀσχημονεστάτων γένηται. Diog. L., II, 88.
  2. Μόνον ἡμέτερόν ἐστι τὸ παρόν. Ælian. var. hist, xiv, 6.