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LE DÉSIR

I. — « Parmi les désirs, dit Epicure, les uns sont naturels et nécessaires, φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖα, les autres naturels et non nécessaires, les autres enfin ne sont ni naturels ni nécessaires, mais naissent d’après une vaine opinion, παρὰ κενὴν δόξαν. Sont naturels et nécessaires ceux qui tendent à l’apaisement d’une douleur, comme la boisson dans la soif, naturels et non nécessaires, ceux qui varient seulement la volupté, ποικίλλουσαι, mais n’apaisent point une douleur, comme les mets délicats ; enfin ni naturels ni nécessaires ceux qui, par exemple, ont pour objet des statues ou des couronnes[1]. » On voit l’importance de cette division des désirs, dont le germe se trouvait déjà dans Platon et dans Aristote. Parmi les désirs ceux-là seuls qui sont naturels et nécessaires, ceux-là seuls qui entraînent avec eux la souffrance si on ne les satisfait pas, doivent être en tout temps écoutés du sage ; par bonheur, si ces désirs sont les plus pressants, ils sont aussi les moins exigeants : pourvu que le sage les apaise, comme on apaisait Cerbère en lui jetant un gâteau de miel, il peut poursuivre sa vie sans autre peine. Quant à ces désirs qui résultent d’opinions creuses, δόξαι κεναί, Epicure, aussi ennemi que Socrate et Platon de l’opinion variable, veut qu’on les bannisse à jamais. Les autres enfin, qui tiennent le milieu entre les deux extrêmes, et qui nous viennent de la nature, mais sans nous contraindre par la nécessité, on doit juger s’il faut les satisfaire ou les rejeter ; et ce jugement est l’oeuvre de la sagesse pratique, φρόνησης, de la raison tempérante, νήφων λογισμός, si importante dans la doctrine utilitaire. Les désirs de ce genre sont en effet bénévoles, faciles à calmer, εὐδιάχυτοι ; le sage les acceptera sous réserves, mais sans mettre beaucoup d’ardeur à les satisfaire, car, par cette ardeur même, il les changerait soudain en désirs nécessaires et se créerait vis à vis d’eux un esclavage ; il doit donc toujours avoir pour ainsi dire l’œil sur eux, ne lâcher les rênes qu’à la condition de les reprendre bientôt, et faire en sorte que le superflu ne devienne jamais le nécessaire.

Comme on voit, l’accès du bonheur est singulièrement facilité pour tous les hommes, et en même temps l’idée du bonheur est purifiée d’un élément matériel : la

  1. Diog. L., x, 149.