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ÉPICURE

volupté proprement dite, c’est-à-dire le raffinement et la variété du plaisir, ποικίλμα[1]. Le plaisir n’a pas besoin d’être raffiné ou embelli ; sa beauté naturelle lui suffit. « Le plaisir dans la chair ne peut s’accroître, dit Epicure, une fois disparue la douleur causée par le besoin ; il peut seulement être varié, ποικίλλεται[2] ; » mais cette variation dans les formes du plaisir, ne correspondant point à une intensité plus grande dans la jouissance, n’offre point au désir un attrait solide ; elle n’est pas indispensable pour atteindre la fin désirable, le bonheur total de la vie. Une seule condition est donc nécessaire à la présence de ce bonheur, c’est la présence des objets qui sont eux-mêmes absolument nécessaires à la vie sensible, les aliments.

Ici, nous sommes revenus à notre point de départ, à ce « plaisir du ventre » que nous savons être le principe et la racine de tous les biens ; il nous apparaît aussi comme le moyen indispensable du bien suprême. Si vous l’avez, vous pouvez tout avoir ; et de même que c’est le plaisir le plus nécessaire, c’est aussi le moins rare. Comment, dit Epicure, pourrait-on ne pas se procurer la nourriture et la boisson suffisantes à l’entretien de la vie ? On le peut sans peine, surtout dans ce chaud pays de la Grèce qu’habitait notre philosophe, et à une époque ou la misère était encore si peu répandue. Eh bien ! cela suffit au bonheur ; qu’on donne à Epicure du pain d’orge et de l’eau, il est prêt « à disputer de bonheur avec Jupiter même (καὶ τῷ Διὶ ὑπὲρ τῆς εὐδαιμονίας διαγωνίζεσθαι)[3]. » Du pain et de l’eau, voilà la richesse de la nature. « Cette richesse-là est définie (ὥρισται) et facile à se procurer ; mais celle des vaines opinions tombe dans l’indéfini (εἰς ἄπέριον ἐκπίπτει)[4]. Paroles remarquables, et qui répondent à certaines objections superficiel-

  1. On sait que, la plupart du temps, ἡδονή ne peut pas se traduire par le mot de volupté ou voluptas, qui exprime une idée trop sensuelle. Il est remarquable que les Latins n’avaient pas de terme pour rendre l’ἡδονή des Grecs : ce peuple encore grossier ne distinguait pas entre la volupté et le plaisir. De là les récriminations des Epicuriens contre la langue latine, qui fâchent un peu Cicéron (soleo subirasci). Voir De fin. II, iv, 12.
  2. Diog, L., x, 144. Ουκ επαύξεται η ηδονή εν τή σαρκι άπαξ το κατ ένδειαν αλγούν εξαιρεθή αλλά μόνον ποικίλλεται.
  3. Stob. serm., xviii, 30 ; Clem. Alex., Strom., II, p. 415.
  4. Diog. L., x, 144.