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ÉPICURE

ties ; les phénomènes célestes ou terrestres dans lesquels on voyait se manifester directement la colère ou le pardon des dieux, perdent toute signification. Lorsque Lucrèce a voulu nous montrer comment Epicure avait réussi à vaincre la religion et les dieux, il nous a dit que c’était en enseignant aux hommes « ce qui peut naître et ce qui ne le peut, par quelle raison chaque chose a une puissance limitée et rencontre une borne qui lui est attachée profondément (altè terminus hærens). » Ainsi c’est bien contre l’idée religieuse, contre toute intervention des dieux dans l’univers, que sont dirigées les paroles de Lucrèce ; et suivant lui la principale objection au merveilleux est tirée de l’organisation déterminée et du développement régulier des corps. Il y a là une idée digne de remarque. Toutes les sciences en effet ne paraissent pas d’abord également ennemies des religions : là où il semble que l’opposition entre les sciences et les religions soit le plus marquée et le plus décisive, c’est dans les sciences physiologiques ; la genèse des organismes, où l’hérédité et le temps jouent un tel rôle, exclut plus formellement toute puissance surnaturelle, toute création magique des êtres ; un fiat lux paraît encore admissible, un fiat homo ou fiat lupus fait sourire ; le premier conserve une apparence de sublimité, le ridicule du second éclate au premier abord. Moins une science est abstraite, plus elle est incrédule.

Maintenant, de ce qu’Epicure s’est ainsi efforcé de détruire le merveilleux et le miraculeux, s’ensuit-il qu’après le hasard de la première déclinaison il ait tout rendu nécessaire ? Parce qu’il n’y a point de dieux agissant sur le monde, s’ensuit-il qu’il n’y ait plus nulle part aujourd’hui de spontanéité ni de liberté ? Telle n’est certainement point la pensée d’Epicure.

Nous savons que, selon lui, ce qui explique et commence en quelque sorte la liberté de l’homme, c’est la spontanéité de mouvement dans l’atome, c’est le pouvoir de décliner. Or, ce pouvoir, qui introduit la contingence dans l’univers, ne disparaît nullement après la formation de l’univers. Pourquoi disparaîtrait-il ? Pourquoi, après avoir produit le monde par leurs mouvements spontanés, les atomes « resteraient-ils oisifs, » suivant une expression de Lucrèce, et ne pourraient-ils contribuer à de nouveaux progrès en « tentant » sans cesse des « combinaisons nouvelles » ? Les textes pré-