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CONTINGENCE ET LIBERTÉ

cédemment examinés ne prouvent absolument rien en faveur d’une telle hypothèse. Au contraire, partout où les Epicuriens parlent de la déclinaison, ils la considèrent non pas comme un fait passé, comme un coup du sort, une exception fortuite qui se serait produite une fois et ne se reproduirait plus, mais comme un pouvoir très-réel que conservent et les atomes et les individus formés par la réunion de ces atomes. Ce pouvoir, l’homme en use tous les jours, suivant Lucrèce. On n’a pas oublié le texte important : « Nous déclinons nos mouvements, sans que le temps et le lieu soient déterminés, mais comme nous y a portés notre esprit même. »

Declinamus item motus, nec tempore certo
Nec regione loci certâ, sed uti ipsa tulit mens.

Un autre passage relatif non plus à la déclinaison des âmes, mais à celle des corps pesants, n’est pas moins décisif. Evidemment, dit Lucrèce, les corps pesants que nous voyons tomber ne suivent pas, dans leur chute, une direction oblique ; mais « qu’ils ne déclinent absolument point de la ligne perpendiculaire, qui pourrait soi-même le discerner ? »

Sed nihil omnino recta regione viai
Declinare, quis est qui possit cernere sese[1] ?

Ainsi, suivant cette conception un peu naïve d’Epicure, même devant nos yeux, même dans les assemblages de matière les plus grossiers, la spontaneité pourrait bien encore avoir une place ; elle pourrait se manifester par un mouvement réel, quoique insensible, par une perturbation dont l’effet n’apparaîtra qu’après des siècles. Partout donc où se trouve l’atome, dans les objets extérieurs comme en nous-mêmes, se trouvera plus ou moins latent le pouvoir de rompre la nécessité ; et puisque, hors l’atome, il n’y a que le vide, nulle part ne règnera une nécessité absolue ; le libre pouvoir que possède l’homme existera partout, à des degrés inférieurs, mais toujours prêt à s’éveiller, à agir. Est-ce à dire qu’en mettant partout la spontanéité, Epicure ait mis partout une sorte de miracle et soit ainsi revenu sans le vouloir à la conception d’une puissance merveilleuse toute semblable à celle des dieux ?

  1. Lucr.. II, 243.