Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/62

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beauté. Elle peut avoir, comme l’enfant, la grâce de la joie, elle n’a pas encore celle de la tendresse.

Dans l’expansion impliquée par la grâce, on pourrait montrer aussi un nouveau sentiment qui s’associe souvent aux autres, et qu’on n’a jamais bien distingué, croyons-nous. Pour le découvrir, imaginons ce que peut ressentir l’oiseau ouvrant ses ailes et glissant comme un trait dans l’air ; rappelons-nous ce que nous avons éprouvé nous-mêmes en nous sentant emportés sur un cheval au galop, sur une barque qui s’enfonce au creux des vagues, ou encore dans le tourbillon d’une valse : tous ces mouvements évoquent en nous je ne sais quelle idée d’infini, de désir sans mesure, de vie surabondante et folle, je ne sais quel dédain de l’individualité, quel besoin de se sentir aller sans se retenir, de se perdre dans le tout ; et ces idées vagues entrent comme un élément essentiel dans l’impression que nous causent une foule de mouvements. L’Adam de Michel-Ange, qui s’éveille à la vie, allonge son bras démesurément en regardant devant lui, et ce seul geste traduit sous une forme visible toute l’infinité du monde qu’il aperçoit pour la première fois. Dans l’Assomption du Titien, le simple renversement de la tête et les yeux agrandis suffisent pour exprimer l’attraction immense du ciel ouvert. Ici la grâce proprement dite se fond avec l’émotion du sublime. Nous voyons des mouvements qui, physiologiquement, exprimaient la vie bien équilibrée et facile, devenir par l’association des sentiments l’expression de la vie morale la plus haute et la plus pleine, conséquemmenl de la plus grande beauté.