Page:Guyon - Histoire d’un annexé (souvenirs de 1870-1871).djvu/24

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

n’étais pas autant dans mon droit. La fortune favorise les audacieux, dit un poète ancien : j’ai vu souvent la vérité de ce vieil adage. L’homme qui craint, hésite, est vite remarqué : la frayeur se montre dans ses yeux, on reconnaît son embarras, on se méfie de lui, on croit voir un coupable, on l’arrête.

Mais celui qui, prenant son parti, marche hardiment, lève la tête, semble user de son droit et commander là où il n’est rien, étonne, impose, et personne n’ose s’opposer à lui.

Sur la place de la Gare, vis-à-vis l’hôtel de la Poste, je fus arrêté par un groupe nombreux d’officiers de tous rangs et de tous corps, qui entouraient plusieurs hauts personnages.

Je demandai à quelques Mussipontains qui les regardaient, à qui pouvait appartenir cet état-major.

« C’est au roi Guillaume, me répondit-on. Il est là, et près de lui Bismark. Vous pouvez les voir au centre de ce groupe. »

Je ne pensais guère trouver à Pont-à-Mousson les deux hommes qui, en ce moment, occupaient le monde, les deux hommes qui avaient lancé leurs hordes sur ma pauvre patrie !

Je me sentis froid au cœur, mais je voulus les voir.

Guillaume Ier était bien là, tel que je l’avais déjà vu souvent représenté, il était là, avec ses fortes moustaches et ses épais favoris, le front haut et dégarni ! Je le vois encore avec sa figure carrée, pleine de rides : il causait avec un homme au maintien raide et sévère.

C’était Bismark : ce front chauve, ces moustaches en brosse, ce menton rasé, ces yeux petits et vifs, je les reconnus. Et c’était bien l’image que je m’étais faite de cet ennemi de la France.

Machiavel devait avoir ce regard malin.

Je m’éloignai, car mon cœur se serrait et je pensais à nos soldats qui, peu de temps auparavant, avaient foulé ce sol aujourd’hui souillé par l’envahisseur.