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Page:Haraucourt - Amis, 1887.djvu/309

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quement, pâlit et retomba dans la réalité : Jeanne revint en lui.

— Elle est bien loin déjà, songea-t-il.

Il la vit dans son wagon, blottie près d’un coin, avec les doigts croisés sur sa ceinture, et les paupières entr’ouvertes ; sa petite tête s’inclinait coquettement. Comme elle était jolie, la mignonne reine ! Elle n’existerait désormais que pour les autres, et lui ne l’approcherait plus, ne l’apercevrait plus… Hélas !

— Viens, dit Georges.

— Pourquoi faire ? je n’ai pas faim.

— Sois raisonnable, viens.

Pierre céda ; mais quand il entra dans la salle, il suffoqua, et, dès le premier service, il se sauva de table en sanglotant dans ses mains jointes.

Georges le suivit.

Le soir allait finir, un soir de guerre : des panaches rutilants se balançaient, en marche calme, sur la crête des collines palpitantes : le ciel frémissait comme un étendard brodé d’or ; Vénus étincelait au cimier d’un casque ; et l’horizon, hérissé d’arbres, cheminait à contre sens des nuages, comme une armée qui se déploie. Un monde de force et d’espérances resplendissait dans ces clartés, et l’on imaginait des fanfares de cuivre éclatant dans l’air rouge et sonnant pour de poétiques croisades.

Mais voilà que, par degrés, le charme se muait : les nuages, déchirés, dispersés sous un choc invisible, pendaient en lambeaux ; un incendie, là-bas, brûlait