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INTRODUCTION

LATIN POPULAIRE

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La détermination des lois de la phonétique et de la dérivation romane est arrivée aujourd’hui à une telle précision, que Ton peut presque toujours à coup sûr remonter de la forme romane au type précis qui lui a donné naissance, et à première vue tel mot français suppose nécessairement comme étymologie tel dérivé ou tel radical du latin populaire dont on n’a pas d’exemple authentique. Tandis, par exemple, que le mot déménagement s’explique par la dérivation française du verbe français déménager, et déménager par une composition françaùe antérieure du mot français ménage, le mot ménage ne peut s’expliquer que par le type du latin vulgaire *masionaticu, c’est-à-dire *mansionaticum ; et quoique aucun texte n’autorise à inscrire *mansionaticum dans le lexique latin, les lois de la phonétique nous montrent qu’il a existé dans le latin vulgaire, car le dérivé «^e= :aticum suppose ici un radical mesn-, maisn-, qui n’a jamais été français et qui représente mansion- . Soit encore lièvre et

lévrier : lièvre eut le représentant direct de leporem ; lévrier vient-il de lièvre ? Non, car de lièvre on aurait fait liévrier, comme fiévreux àQ. fièvre, mielleux de miel, rapiécer de pièce. Lévrier remonte nécessairement à un type latin leporarium, qu’il faudrait inscrire au lexique, si des exemples n’en confirmaient déjà l’existence. Ailleurs, c’est la nature du suffixe qui décèle l’antiquité de la dérivation. Le suffixe nominal ione, ionem, le suffixe verbal iare, appartiennent au latin populaire et non au français, qui ne connaît que les suffixes on, er ; Ti du suffixe latin le plus souvent se combine avec la consonne précédente du radical, suivant des lois qui ont agi déjà vers le vi" siècle, et par conséquent la dérivation est antérieure à cette date. C’est ainsi que arçon vient non de arc, mais du latin populaire *arcionem ; tronçon, non de tronc, mais de *truncionem ; hausser, non de haut, mais de *altiare ; mouiller {moillier), non de mou, mais de *molliare ; etc., etc.

D’ailleurs, comment expliquer des dérivés dont les simples radicaux n’ont jamais existé en français ? Chasser est le latin populaire *captiare, et ne peut être que cela. On pourrait produire des centaines d’exemples de cas analogues. Voilà donc le lexique du latin populaire enrichi tout à coup d’une foule de mots qui n’ont laissé de témoignages de leur existence que dans le français.

Enfin, l’accord de toutes les langues romanes ou de plusieurs d’entre elles nous permet d’attribuer un certain nombre de mots qui leur sont communs au latin vulgaire d’où elles sortent. Soit le mot français aube dans « Vaube du jour ». Le mot est-il de création française, c’est-à-dire a-t -il été tiré, vers le x^ siècle, de l’ancien adjectif *alb, *albe, blanc, adjectif qui depuis a disparu ? L’italien, l’espagnol, le portugais, le provençal, disent également en ce sens alba, et le ladin des Grisons aiva. Faut-il croire que chaque langue de son côté ait créé la même métaphore ? Et, à la place de ces six hypothèses superposées, n’est-il pas plus simple d’admettre l’hypothèse unique d’un substantif *alba appartenant au latin populaire, et devenu Vaube de chacune de ces diverses langues romanes ? S’il est établi qu’il n’y a pas emprunt direct d’une quelconque des langues romanes à une autre, l’accord de toutes les langues romanes suppose donc que le mot a existé dans toute la latinité vulgaire ; l’accord de l’italien, de l’espagnol et du portugais, que le mot a existé dans la latinité des deux péninsules italique et ibérique ; l’accord de l’espagnol et du portugais, ou de l’italien, avec le provençal et le français, que le mot a appartenu à la latinité des deux provinces occidentales, ou à celle de l’Italie et de la Gaule ; l’accord du provençal avec le français, que le mot appartient au lexique de la Gaule.

La généralisation, toutefois, comporte ici divers degrés d’incertitude. Lorsqu’on peut rattacher le mot à un radical latin, de sens analogue, comme dans *alba, aube, l’induction arrive au plus haut degré de vraisemblance. Si le radical latin offre un sens éloigné, la certitude diminue. Ainsi le nom du bâton de pèlerin dans les divers idiomes romans nous permet de reconstituer un type*burdonem (ital. bordone, espagn., portug., provenç. bordon, franc, bourdon) : le latin connaît le mot burdonem, mulet. Est-ce notre mot roman ? Très vraisemblablement. Le latin populaire aura tiré le sens de « bâton » du sens de « mulet » par une métaphore analogue à celle que montrent les mots chevalet, poutre, etc. Souvent le terme auquel nous conduit la généralisation ne se rencontre pas dans le