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INTRODUCTION

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TRAITÉ DE LA FORMATION DE LA LANGUE FRANÇAISE

Mêmes observations pour les verbes : flare, nare, flere, nere, reri, ire, dare, étaient trop courts et ont disparu en tant que simples. L’homonymie a fait tomber moerere devant merere, caedere devant cedere, queri devant quaerere, etc. La synonymie a aussi fortement agi ; elle périphrase : albere, frigere, nigrare et nombre de verbes en ère ont disparu devant les circonlocutions esse album, frigidum, nigrum, etc. Beaucoup de primitifs éteints dans la langue reparaissent conservés dans les dérivés fréquentatifs et itératifs. Ici nous touchons ù un trait propre du lexique roman, que nous examinerons un peu plus loin. 4° N’y eût-il aucune raison apparente pour expliquer la disparition de tel ou tel mot, il suffit de voir ce qui se passe sous nos yeux dans les langues populaires pour constater que le changement est la loi même de toute langue vivante. Les mots s’usent à la longue, n’éveillent plus dans l’esprit d’images pittoresques, et le peuple avec la vivacité de son imagination, avec son besoin d’une langue pittoresque, remplace les métaphores usées par de nouvelles métaphores, les expressions ternies par des expressions voisines, qu’il détourne ingénieusement de leur emploi propre pour les appliquer à de nouveaux usages. Ou bien il accueille des mots qui appartiennent à des idiomes voisins, et le caprice de la mode fait remplacer le terme national par le terme exotique. Il n’y a dans ces changements rien qui ne soit conforme aux lois générales du langage. De là des substitutions telles que les suivantes : caput, tète, cède la place à testa, pot, tesson [cf. la métaphore populaire qui remplace aujourd’hui têle^ox boule) ; crus, jambe, à perna, jambon {cf. espagn. pierna, portug. perna), ou à gamba, genouillère {cf. la métaphore populaire qui substitue à jambe le mot quille) ; cutis, peau, à pellem, fourrure ; gêna, joue, à gabata, écuelle ; humerum, épaule, à spatula, omoplate ; intestina, intestin, à botulum, botellum, boudin ; os, bouche, à bucca, joue ; pectus, poitrine, à pectorina, cuirasse ; etc., etc.

A cette liste, qu’on pourrait considérablement allonger, on peut encore ajouter un certain nombre des synonymes cités dans une page précédente. Elle nous montre, sous toutes leurs formes, les changements de sens, métaphores, synecdoques, extensions, restrictions des significations. Pas plus que les formes des mots, les sens n’échappent à la loi du changement. Car, ou le nouveau synonyme prend la place de l’ancien de manière à laisser vide la place qu’il occupait lui-même, ou il s’adjoint la signification de la première expression et, en la faisant disparaître, laisse vide la place qu’elle occupait. Ces substitutions de synonymes supposent en général autant de pertes qu’il y a d’emplois nouveaux, et tous ces changements ont pour résultat définitif d’amoindrir le lexique. Mais la langue a assez de vitalité pour réparer ses pertes. Elle use volontiers d’un procédé original, qui est une de ses grandes richesses, la dérivation. Dès les origines, les langues romanes ont eu la faculté d’allonger les mots par des suffixes ou des préfixes, et de cette faculté elles ont largement usé, soit pour l’expression de nouvelles idées ou de nouvelles nuances de pensée, soit simplement pour sauver un radical menacé de destruction. De là vient donc qu’une grande partie des mots disparus se retrouvent dans un dérivé ou un composé, qui a pris sa place et sa fonction : aes, airain, est remplacé par aeramen ; aetatem, âge, par *aetaticum ; agnum, agneau, par agnellum ; apem, avette, par *apitta ; avem, oiseau, par aucellum ; catulum, petit d’un animal, par catellum ; civem, citoyen, par *civitatanum ; cornicem, corneille, par cornicula ; culicem, cousin, par *culicinum ; etc., etc. Cette action se poursuit au moyen âge et dans les temps modernes. L’ancien français lor tombe devant laurier ; mul, devant mulet ;sap,^Qii.ïil sapin ; til, devant tilleul ; tor, devant taureau ; etc.,

etc. Et encore maintenant année entre en concurrence avec an ; journée, avec jour ; barreau, avec barre ; tombeau, avec tombe ; etc., etc. La même tendance se retrouve dans les verbes. Les simples sont remplacés soit par des composés, soit par des dérivés des participes : flare, gonfler, initiare, commencer, noscere, connaître, suere, coudre, cèdent la place à conflare, *cuminitiare, cognoscere, consuere, etc.

audere, oser, jacere, jeter, pendere, poser, ruere, ruer, sternuere, éternuer, vertere, tourner, disparaissent devant ausare, jactare, pensare, rutare, sternutare, versare, etc., etc. I