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LE TOUR DU MONDE PARISIEN.

C’était la première nuit du printemps. La soirée était fraîche et j’avais enveloppé mes épaules d’un grand manteau espagnol, à parements de velours rouge, et dont le collet soutenait un gigantesque gland d’or. Fritz, insensible à la sévérité des autans, n’avait pas même échangé son éternelle jaquette contre une chaude flanelle. Il fumait tranquillement, étendu sur le tillac.

Le vent semait sur l’eau noire des paillettes blanchâtres, qui resplendissaient à la clarté des étoiles. Certes sans la fraîcheur trop vive de l’atmosphère, c’eût été une admirable nuit.

Un fleuve est si beau, lorsque l’ombre donne à sa profondeur l’infini du mystère, et que le silence de la campagne permet à l’oreille du passant d’entendre le bruit harmonieux de ses flots frémissants ! Un passager qui traverse un lac ou suit le courant d’une rivière, pendant la nuit, ou lorsque le crépuscule l’environne de ses demi-clartés folles, n’éprouve pas, sans doute, l’émotion indéfinissable du voyageur perdu sur les mers. C’est un sentiment particulier, qui, pour être moins grandiose, ne laisse pas que d’agiter l’âme et d’enivrer les sens. Il y a quelque chose de terrible dans l’aspect de cette longue nappe d’eau, dont l’obscurité vous cache le fond, et qui prend à vos yeux égarés des proportions indéfinissables. Il s’y joue des monstres plus horribles que toutes les formes inventées par le génie antique, et dont le catholicisme a fait des diables ou des fantômes. Si vous vous penchez sur le flanc de la barque, ces spectres vous appellent, vous sourient d’un sourire infernal ; une attraction magnétique vous farce à les considérer toujours, la