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III
PRÉFACE.

plus à plaindre que les autres ? Le calme du sommeil a son utilité comme l’activité du jour.

Ces nuits d’ailleurs ne sont pas vides. De grandes figures les traversent dans des rêves éblouissants. Au milieu des horreurs de la guerre civile, Montaigne rêve, Rabelais écrit.

À vrai dire, ces poètes isolés, respirant à leur insu l’atmosphère d’une époque viciée, tout en préparant les splendeurs à venir, n’ont pas conscience eux-mêmes de la grandeur de leur œuvre, et ne savent pas qu’en éparpillant les feuilles mortes de l’hiver, ils font place devant le soleil aux germes du printemps. Aussi demeurent-ils plus grands devant la postérité qu’aux yeux de leurs contemporains. Il est rare que les siècles où ils vivent ne préfèrent pas une lumière vacillante à l’incendie qui couve sous la cendre amoncelée. Qu’importe à ces hommes ? le travail se suffit à lui-même.

Cette ignorance du but où volent leurs pensées crée alors deux écoles. Le doute philosophique : Montaigne. Le rire inspiré : Rabelais.

De là une confusion inexprimable dans la forme, confusion qui voile aux regards du présent la splendide unité de l’idée. Parfois cependant, comme des éclairs filtrant à travers les rochers, quelques lueurs traversent les interstices de leurs œuvres ; alors des pages surprenantes s’élèvent, semblables à ces édifices gothiques qui présentent au passant leur portail couronné de chefs-d’œuvre, à travers la pittoresque sinuosité d’un carrefour, Dans Montaigne, la philosophie la plus sublime s’allie aux plaisanteries grossières ou frivoles ; l’immortel chapitre sur l’amitié coudoie des préceptes incongrus sur la civilité puérile. Souvent, dans Rabelais, une phrase