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LE TOUR DU MONDE PARISIEN.

remplacées par le bruit de la rue et cette féroce insouciance du dix-neuvième siècle qui voit son voisin partout et son prochain nulle part.

Le bourgeois de l’île Saint-Louis, n’ayant rien à faire, se lève tard, mais il déjeune tôt. À dix heures, les mets sont sur la table. Ce sont de ces déjeuners qu’ignore Paris, mais où la province se reconnaîtra. Sous cette latitude, le chef de cuisine est inconnu, mais la cuisinière est conservée. Nul bourgeois ne ferait la sottise de s’adresser au restaurant voisin. Les repas se préparent dans l’appartement. Là se retrouvent encore, mais de plus en plus rares, ces cuisines larges, aérées, pimpantes et joyeuses, où l’œil se mire dans les casseroles, et qu’on rencontre dans les villes de France où règne l’autorité d’un chapitre. Dans ces cuisines, la gouvernante est maîtresse : seule, la dame du logis la contrecarre quelquefois, et ce sont de ces discussions sans fin à propos d’un rôt ou d’un macaroni, discussions aussi pleines de tempêtes et d’éclairs que les délibérations d’une chambre républicaine. Heureusement ces jours sont rares, car la maîtresse n’y gagne rien, et le dîner y perd un peu.

Aujourd’hui les maîtres sont doux, car les domestiques s’en vont. Bientôt le bourgeois sera réduit à se servir lui-même ; et se servir, n’est-ce pas déjà servir les autres ?

Qui d’ailleurs ne respecterait pas ces braves servantes, rien qu’en assistant au déjeuner du rentier ? Ces plats succulents, ce service nombreux et rapide, cette nappe d’une éclatante blancheur, ce vin fraichement monté de la cave, ce dessert friand, et surtout, mais surtout, ces entremets délicieux, qu’on croirait apprêtés de la main des fées, et dont les femmes ont gardé le secret ; qui, voyant ou goûtant tout cela, ne comprendrait pas pour un instant le bonheur de cette vie douce et limpide, écoulée entre quatre murs, avec une