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LE TOUR DU MONDE PARISIEN.

la mâture penchée sur l’arrière, avec de larges basses-voiles, des huniers et des perroquets échancrés, des bonnettes déployées sur les flancs, les focs au bout du beaupré, et une ligne de caronades de bronze, que je n’ai pas eu la curiosité de compter.

Qui l’avait amené là ? Le dieu de la spéculation, toujours en quête de nouvelles étrennes pour ses bien-aimés Parisiens. Ceux-ci ne lui en gardèrent aucune reconnaissance. Accoutumés à être trompés sur la qualité de la marchandise, dès que le mot de frégate résonna par leurs rues, ils flairèrent un piège ; les Parisiens ont la plus grande peur du ridicule. Quelle honte pour eux, si on les abusait ; si, ce qu’ils n’avaient aucun moyen de vérifier, la frégate supposée n’allait être qu’un simple bateau à voiles, à peine digne du mépris d’un canotier ! Il n’était pas croyable qu’une frégate se fût tellement dérangée peur eux, autant vaudrait dire que les phoques se promenaient au Palais-Royal. Personne n’alla visiter la frégate.

Or, les spéculateurs, qui n’avaient amené le bâtiment à Paris que dans l’espérance qu’on le visiterait, voyant leur caisse vide et leur pont parfaitement nettoyé de passants, eurent une idée qu’ils crurent lumineuse. Toute idée industrielle semble une fortune. De leur vaisseau ils firent un restaurant.

Ô honte ! ô Eugène Sue ! ô poëtes ! qu’aurait pensé Kernok ? qu’aurait dit le Gitano ? siècle prosaïque et utilitaire ! convertir en restaurant un navire ! faire rôtir l’alcyon aux ailes éployées ! mettre à la broche la mouette au blanc plumage !

Eh bien ! le siècle n’est pas aussi corrompu qu’on le pense. L’entreprise n’eut aucun succès : personne ne descendit dans l’entrepont ; personne ne vint s’asseoir devant la longue ran-