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LE TOUR DU MONDE PARISIEN.

de lunettes ; ne vous y fiez pas cependant. Depuis que les dandys ont adopté la mode du lorgnon, l’homme sérieux a renoncé aux bésicles, comme trop cavalières. Il marche lentement, l’œil profond, le front plissé : à force de joindre les sourcils, il est parvenu à s’imprimer quelques rides, où le vulgaire voit la pensée ; pour lui, devenu sa propre dupe, il croit réellement penser à quelque chose, et, son attitude se ressentant de cette préoccupation constante, il prend peu à peu le ton, l’air et la démarche de ces hommes


… dont le front porte tout un Dieu.

L’homme sérieux parle peu ou beaucoup, selon les occasions. S’il parle peu, il est admirable ; mais, s’il parle beaucoup, il devient sublime. Dans le premier cas, c’est un homme qui songe, qui observe, qui étudie, qui rêve. Dans le second, c’est le conducteur du monde qui laisse échapper ses chevaux dans l’espace : chaque parole qu’il prononce est le reflet de ses puissantes réflexions ; elle est recueillie avec religion, enchâssée dans l’or comme une perle, et ses admirateurs s’en vont, la colportant partout, comme ils feraient du portrait d’une belle maîtresse.

L’homme sérieux a toujours des admirateurs ; il fait à ses amis l’effet d’un homme dédaigneux sur les femmes d’un bal. Toutes ces fées, ravissantes de grâce et entourées d’hommages, ont fini par faire d’elles-mêmes des divinités ; et, comme les divinités, elles ne descendent sur la terre que lorsqu’on ne les invoque pas. Leurs flatteurs les ennuient ; mais leur curiosité s’éveille devant les hommes qui passent sans les regarder ; les cœurs de ceux-là sont des abîmes inexplorés ; et les femmes aiment les abîmes… non dico pour s’y plonger, mais peut-être pour frissonner en y jetant les yeux,