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LE TOUR DU MONDE PARISIEN.

ardeur pour le néant imagé ; ils ne sauraient appeler les choses par leur nom ; mais ils assurent que le vrai nom des choses est celui qu’ils leur donnent ; ils délaient leur pensée dans des mares de paroles bourbeuses, mais ils déclarent qu’il leur faut autant de mots pour l’exprimer. S’ils sont forcés de convenir que le cerveau se briserait à tenter l’explication de leurs chefs-d’œuvre, ils n’en conçoivent qu’une plus superbe fierté ; convaincus de dominer l’humanité, ils ne s’aperçoivent pas que l’humanité les domine ; ils ont raison de se croire bien loin d’elle, mais ils croient être montés aux nuages, quand ils ont tout bonnement dégringolé dans un trou.

Ces hommes-là fondent des journaux. N’ont-ils pas en main la puissance, puisqu’ils ont l’admiration ? Le curé de campagne, qui prêche en latin ses paroissiens, reçoit des suffrages et des louanges semblables. Ils n’admettent à leur cour que leurs propres serviteurs, des gens qu’ils paient pour poser le clinquant sur le vide, pour faire chatoyer aux yeux du public ébloui des bouts de papier dorés, pour mettre le feu à l’artifice, afin que les gerbes d’étincelles qui s’en détacheront dérobent par l’éblouissement la vue des charpentes grossières. C’est là ce qu’ils appellent se poser.

Si vous saviez quel est le dédain de l’homme sérieux pour tout ce qui est poésie, art, littérature proprement dite, rêves de cœur ou sentiments exquis. Il n’existe guère devant eux que deux ou trois hommes dont ils respectent le génie ; encore ces hommes sont-ils morts ou bien près d’être enterrés. Ils acceptent ceux qu’a sacrés l’enthousiasme universel ; ils ne les comprennent pas ; mais, faute de les admirer, ne passeraient-ils pas eux-mêmes pour des sots ? Et voilà ce qu’ils craignent par-dessus tout. Ces gens-là eussent repoussé Voltaire : la clarté de son style, ils l’eussent appelée impuissance ;