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LE TOUR DU MONDE PARISIEN.

d’ivresse plus douce que celle du vin, et qui porte avec elle l’oubli du chagrin, et une occupation matérielle que l’ennui ne saurait troubler. C’est le plus sûr remède contre ce genre de souffrance ; aussi les oisifs sont-ils tous des fumeurs.

Le jour où les femmes quitteront leur broderie, qui ne les empêche pas de penser, elles arboreront le cigare.

Mais, en raison, est-il possible d’expliquer la chose aussi bien qu’on la comprend ? Je ne crois pas.

Jamais vous ne persuaderez à un ignorant qu’il puisse y avoir un réel plaisir à poser entre ses lèvres une sorte de petit fagot composé de feuilles d’un arbre américain, à mettre le feu auxdites feuilles et aspirer la fumée qui sort de ce feu ; moins encore, si vous ajoutez que cet arbre renferme un poison violent que les feuilles distillent, et qui vient à vous avec la fumée.

L’homme de la nature vous appellera un insensé, et il aura parfaitement raison.

Comment prend-on cette habitude ?

Généralement c’est à douze ans, cet âge intermédiaire où l’on commence à mépriser les petits enfants, à imiter les grands frères. Fumer, cela donne l’air d’un homme, on veut donc fumer. Alors on achète des cigarettes ; quelques-uns, les plus hardis, se lancent jusqu’au petit bordeaux, une sorte de cigare ainsi nommé, parce qu’il n’y a qu’à Bordeaux qu’on n’en fabrique pas. On tient des allumettes dans son pupitre ; en promenade, on s’en va fumer dans le bois ; à la pension, on sort des études et des classes pour fumer, vous savez où : le tout pour s’apprendre. Que de maux de cœur, que de nausées, que de punitions ! bah ! on brave tout ; il s’agit de vie ou de mort, il faut être homme ou rester enfant. Malheur à un être trop faible ou trop poltron pour se condamner aux maux qui résultent de ce commencement, ceux-là sont honnis