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poursuivant les papillons ; lui, droit et raide, marchant au milieu de la route et s’approchant des voitures, au risque de se faire écraser, simplement pour montrer qu’il n’avait pas peur. Sa pauvre mère poussait à chaque instant de petits cris d’effroi, et plus d’une fois son père le rattrapa par une oreille pour le ramener sur le bord du chemin. La tante Sophie, une vieille demoiselle très irascible, bouillait d’impatience et ne lui ménageait pas les gronderies. Rien n’y faisait, il dédaignait tout.

Quand nous arrivâmes à la ferme, ce fut bien autre chose. Les jours précédents, des orages étaient survenus, et la mare, à l’entrée de la cour, était remplie d’une eau trouble et infecte dans laquelle barbotaient des oies et des canards, tandis que deux ou trois cochons fouillaient la vase du bord avec leur grouin. La cour elle-même était aussi sale que possible, couverte d’une boue noirâtre et presque liquide qui à chaque pas des fermiers éclaboussait leurs sabots. Le seul passage praticable pour nous autres, gens finement chaussés, était une série de pierres plates et moussues qui longeaient la mare et formaient un chemin à peu près ininterrompu jusqu’à la porte de la maison. Les pierres étaient glissantes et il était prudent de passer avec précaution. Aussi acceptâmes-nous volontiers l’offre du fermier de nous porter dans ses bras. Les dames elles-mêmes ne refusèrent pas l’appui de sa main calleuse, mais Jacques ne voulut jamais consentir à être aidé.

« Ze passerai tout seul comme mon papa », ne cessait-il de répéter : « Ze suis un homme ! » reprenait-il, et le sérieux avec lequel il disait cela était comique. C’était un enfant gâté. On lui céda.

Ah, pauvre Jacques ! Un cochon plus hardi que les autres approcha de lui en grognant ; malgré tous ses efforts pour paraître brave, le petit vaniteux ne put réprimer un mouvement de recul et… pouf !… Le voilà, les quatre fers en l’air, dans la vase malpropre et puante, au grand étonnement des volailles, qui s’enfuirent de tous côtés en battant des ailes et poussant des cris assourdissants.

L’enfant ne resta pas longtemps dans sa fâcheuse position ; du bec recourbé de sa canne, son papa le repêcha prestement et, à bout de bras, il l’emporta à la maison, tout dégouttant d’eau sale, et tout gluant de boue.

Pauvre culotte ! Elle était dans un triste état, et je me rappelle que tante Sophie, outrée de la bêtise et de l’entêtement de son petit neveu, lui administra une… ? disons… fouettée comme il n’en avait jamais reçu.

Ce qui arriva ensuite, c’est qu’il fallut remettre au jeune homme sa robe dédaignée. La belle culotte de velours gris, après le nettoyage, ayant un aspect par trop lamentable, il fallut en refaire une autre, que Jacques n’étrenna que… l’année suivante, et dont il fut loin d’être aussi fier.

M. Tardy
DISPARUS
Par JACQUES LERMONT

V

La faim et la soif.


« Qui dort dîne. »

Si ce proverbe dit vrai, Manette dîna beaucoup la nuit suivante, car elle dormit comme un plomb, fatiguée de larmes. Mais Yves ne dîna ni ne dormit. L’enfant vivait de fièvre. Quelqu’un qui l’eût pu voir le lendemain matin, agité, nerveux, les yeux brillants, malgré l’obscurité relative, l’aurait cru tout à fait