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JULES VERNE

« Prenons garde… murmura-t-il. Voici l’homme de quart qui vient.

— Attendons, dit Will Mitz.

— Il a un fanal à la main… reprit Louis Clodion.

— Poussez la porte, et il ne pourra rien voir à l’intérieur du carré. »

Le matelot se trouvait déjà entre le grand mât et le mât de misaine. S’il montait sur la dunette, la brume serait sans doute assez forte pour lui dérober l’embarcation déjà chargée et prête à larguer son amarre.

Mais, aux mouvements désordonnés du fanal, Will Mitz reconnut que le porteur ne tenait guère sur ses jambes. Assurément, après s’être procuré une bouteille de brandy ou de gin, cet homme avait bu outre mesure. Puis, ayant peut-être entendu quelque bruit à l’arrière, il s’était machinalement dirigé de ce côté. Vraisemblablement, tout étant tranquille, il reviendrait prendre sa place sur le gaillard d’avant.

C’est ce qui arriva et, dès que l’ivrogne eut rebroussé chemin, Louis Clodion et Will Mitz s’occupèrent de M. Patterson.

Le mentor dormait d’un profond sommeil et de sonores ronflements emplissaient sa cabine. Peut-être même était-ce ce bruit qui avait attiré l’attention du matelot de quart.

Il fallait se hâter. Les passagers, déjà embarqués, étaient dévorés à la fois d’inquiétude et d’impatience. À chaque instant, ils s’imaginaient surprendre quelque cri, voir les matelots apparaître sur la dunette !… Et comment démarrer tant que M. Patterson, Louis Clodion et Will Mitz ne seraient pas avec eux ?… Et si Harry Markel, réveillé, appelait, si John Carpenter, Corty, venaient à son appel, ils étaient perdus !… La présence du bâtiment n’aurait pas empêché le massacre de s’accomplir ! …

Louis Clodion entra dans la cabine de M. Patterson et lui toucha légèrement l’épaule. Les ronflements cessèrent aussitôt, et ces mots s’échappèrent des lèvres du dormeur :

« Madame Patterson… trigonocéphale… angelum… À bientôt le mariage… »

Et de quoi rêvait le digne homme ?… du serpent… de la citation latine et aussi de mariage ! … Quel mariage ?…

Comme il ne se réveillait pas, Louis Clodion le secoua plus vivement, après lui avoir mis la main sur la bouche pour l’empêcher de crier, en cas qu’il se revît aux prises avec le terrible serpent dans les forêts de la Martinique.

M. Patterson se releva cette fois, en reconnaissant la voix de celui qui lui parlait.

« Louis… Louis Clodion ?… » répétait-il, ne comprenant guère ce qu’on lui disait du capitaine Paxton qui n’était pas le capitaine Paxton, de l’Alert tombé au pouvoir de Harry Markel, de la nécessité de rejoindre les passagers qui l’attendaient dans l’embarcation…

Mais ce qui ne lui échappa point, c’est que la vie de ses jeunes compagnons, la sienne, étaient menacées, s’ils restaient à bord de l’Alert… C’est que tout était préparé en vue d’une fuite immédiate, et qu’on n’attendait plus que lui pour chercher un refuge sur le navire signalé…

M. Patterson, sans plus rien demander, s’habilla avec autant de sang-froid que de rapidité. Il revêtit son pantalon dont il eut soin de retrousser les jambes, il passa son gilet dans le gousset duquel fut glissée sa montre, il endossa sa longue redingote, il se coiffa de son chapeau noir, et répondit à Will Mitz qui le pressait :

« Quand vous voudrez, mon ami… »

Peut-être en apercevant le reptile qu’il fallait abandonner, M. Patterson eut-il gros cœur ; mais il ne désespérait pas de le revoir à cette place, lorsque l’Alert, repris à Harry Markel, serait ramené au port le plus rapproché de l’Antilie.

Restait la question de s’introduire à travers l’étroite fenêtre de l’arrière, de saisir l’a-