Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/679

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en sanglotant. Djaldi bien malheureux ! Crois-le, grand Sahib !… Djaldi ne ment pas. Mensonge, vice d’esclave !… Crois-moi, grand Sahib.

— Voyons, dit Gérard avec bonté, calmons-nous et raisonnons… Comment veux-tu qu’on aie confiance en toi, lorsque tu manques constamment à tes promesses ? Tu t’engages à ne pas bouger, et à peine a-t-on le dos tourné que tu dégringoles… Comprends donc à quel point une telle conduite doit indisposer le grand Sahib, lui qui se ferait hacher menu plutôt que de manquer à un engagement !…

— Quand Djaldi sera grand…

— Non, mon bonhomme ! Il n’y a pas d’heure, dit-on, pour les braves. Il n’y a pas d’âge non plus pour tenir sa parole. Qu’on ait dix ans ou qu’on en ait quarante, c’est tout un.

— Et si Djaldi ne désobéit plus jamais, les bons Sahibs français l’aimeront ?… Ils le croiront ? … — Et même ils l’estimeront ! fit Gérard lui tapant sur l’épaule. Comprends-tu ce que c’est que l’estime, Djaldi ?

— Oui !… Gérard Sahib estimer le grand Sahib.

— Ça, je t’en réponds.

— Et le grand Sahib estimer Gérard Sahib. Cela se voit quand il le regarde.

— Ça, je t’en réponds ! répéta Henri fixant un regard d’orgueil et d’amour fraternel sur le franc visage de son cadet. Modèle-toi en tout sur lui, Djaldi, et tu deviendras, je te le promets, un homme d’honneur.

— Voyons, dit Gérard, si on s’occupait un peu de l’Epiornis. Ton travail avance-t-il, mon grand ?

— Si bien que nous pourrions repartir tout à l’heure ; mais je pensais qu’une nuit de repos ne nous serait peut-être pas inutile…

— Pourvu que les Hamadryas ne se mettent pas en tête de nous faire visite… Mais, bah ! nous veillerons à tour de rôle…

— Djaldi aussi !… Les Sahibs le laisseront veiller ? supplia l’enfant.

— Oui, répliqua Gérard. Tu vas veiller le premier, dès que nous aurons dîné. Voici ma montre. Dans deux heures, exactement, appelle le grand Sahib, qui, lui, m’appellera deux heures plus tard, et je vous éveillerai à mon tour quand il sera temps de partir. »

Après un repas frugal arrosé d’eau fraîche, les deux frères s’endormirent paisiblement sous la garde de Djaldi, dont la frêle silhouette s’enlevait comme une statuette de bronze sur le ciel clair. Immobile, ses grands yeux fixes, le petit Hindou passa les heures de son étrange veille à réfléchir à tout ce qui lui était arrivé ce jour-là. Se remémorant les incidents de sa courte existence, l’enfant prit vis-à-vis de lui-même une de ces résolutions qui modèlent une vie, l’orientent à jamais vers le bien et le beau. L’exemple des deux frères, du courage tranquille, de l’affection et de l’estime réciproques qui les soutenaient à travers les plus rudes épreuves, avait éveillé en lui une généreuse émulation. Les paroles de Gérard vibraient au fond de son petit cœur de barbare. Un enfant pouvait être un homme d’honneur !… Il pouvait mériter, forcer l’estime de ces Sahibs si fiers, si bons ! Lui, pauvre épave humaine, il sentait obscurément la grandeur morale, la dignité vraie et sans faste de leur caractère. Et son esprit, élargi soudain, embrassa cette idée que l’estime ne s’adresse ni au rang des hommes, ni à l’habit qu’ils portent ; que le plus humble a le droit d’y aspirer ; et une fois de plus, dans l’histoire de l’humanité, un noble exemple, une main fraternellement tendue vint allumer l’étincelle sacrée qui dort au cœur de chacun de nous, à laquelle ne manque souvent qu’un peu d’aide, pour que sa flamme éclaire toute une vie.

Les heures s’écoulèrent rapides. Au moment indiqué, Djaldi exécute ponctuellement sa consigne, puis il s’endort la conscience en paix.