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ment et de la raison en général, ou la doctrine qui montre comment l’homme doit penser objectivement, c’est-à-dire d’après des principes a priori, et non pas comment il pense subjectivement, c’est-à-dire d’après des principes empiriques ou psychologiques ». — « L’entendement est la faculté de coordonner suivant des règles fixes la matière fournie par les sens ou par l’intuition ; et ces règles sont ou nécessaires ou accidentelles. » — Quant à l’ensemble de la philosophie, il la définit « la science de la formule suprême de l’emploi de la raison humaine » ; et il la ramène aux quatre questions suivantes : « 1o Que puis-je savoir ? 2o Que dois-je faire ? 3o Qu’ai-je à espérer ? 4o Qu’est-ce que l’homme ? » À la première question répond la métaphysique, à la deuxième la morale, à la troisième la religion et à la quatrième l’anthropologie (1)[1]. Plus loin (p. 189), Kant donne, sur la marche de l’esprit humain, quelques aperçus dont Tennemann fit son profit pour son Histoire de la Philosophie. « Parmi tous les peuples, les Grecs ont les premiers commencé à se faire une idée exacte de la philosophie : ils ont essayé de cultiver l’intelligence par des abstractions. Il y a encore aujourd’hui des nations qui, comme les Chinois et les Indiens, traitent des objets de la raison, tels que Dieu et l’immortalité de l’âme, mais par des images in concreto, et non par des règles in abstracto. »

Le IV° volume renferme la Critique du Jugement (Die Kritik der Urtheilskraft), divisée en deux parties, la critique de l’esthétique et la critique de la téléologie. La première édition parut à Berlin et à Libau, en 1790 ; la deuxième en 1793, et la troisième en 1799. Cet ouvrage, qui a été traduit en français par M. Barni (Paris, 1845, 2 vol. in-8o), est surtout remarquable en ce qu’il offre pour ainsi dire le spectacle d’un combat du philosophe avec lui-même : à peine touche-t-il au terrain de l’absolu, où son esprit voudrait s’arrêter, qu’il l’abandonne aussitôt, dans la conviction que l’absolu est complétement interdit aux investigations humaines ; il s’élève avec audace aux hauteurs vertigineuses de la métaphysique pour en descendre immédiatement avec une circonspection externe, n’osant rien décider après avoir tout examiné, battant prudemment en retraite après s’être avancé hardiment : tout Kant est là. Schelling et Schiller faisaient le plus grand cas de la Critique du Jugement. Le chapitre où l’auteur, à propos du principe téléologique, admet la possibilité d’intelligences (sur d’autres planètes) supérieures à l’intelligence humaine, et peut-être mieux organisées que la nôtre pour comprendre la raison et le but des choses créées ; ce chapitre (2)[2]faisait l’admiration de Schelling.

Notre intelligence, dit Kant, est discursive, c’est-à-dire qu’elle ne peut, d’après sa nature,


qu’aller, par des procédés pénibles, du particulier au général, de la partie au tout, de l’analyse à la synthèse. Or, rien n’empêche d’admettre une intelligence qui, au lieu d’être discursive comme la nôtre, serait intuitive, en allant, par une voie inverse, du général au particulier, du tout à la partie, de la synthèse à l’analyse. » C’est dans l’exagération de cette idée de Kant qu’il faut principalement chercher l’origine des systèmes de Schelling et de Hegel. — À la Critique du Jugement se rattachent les Observations sur le Sentiment du Beau et du Sublime (Beobachtungen über das Gefühl des Schönen und Erhabenen), qui avaient déjà paru en 1764. Le sublime est, selon Kant, « ce qui ne peut être conçu sans révéler une faculté de l’esprit qui s’élève bien au-dessus des sens ». Or, cette faculté est celle de concevoir l’infini. « Le pouvoir que nous avons, ajoute-t-il, de concevoir l’infini, au moins comme un tout, révèle une faculté de l’esprit qui dépasse toute mesure des sens… L’infini est grand d’une manière absolue, et non pas d’une manière comparative : toute autre grandeur s’évanouit en comparaison (1)[3] ». Les Observations sur le sublime se terminent par une caractéristique sommaire des principales nations du globe. Il est curieux de voir comment le philosophe allemand, qui n’était jamais sorti de son lieu natal, juge les Anglais, les Français, les Hollandais, etc. « L’Anglais, dit-il, est d’un abord froid et indifférent envers l’étranger. Il n’est pas spirituel, mais il est intelligent et posé. C’est un mauvais imitateur ; il ne demande point ce que les autres pensent de lui : il ne suit que son goût. Il est constant, opiniâtre, résolu jusqu’à l’audace et tient obstinément à ses maximes. » Le portrait qu’il fait du Français n’est pas, à beaucoup près, ainsi ressemblant : « C’est un citoyen paisible, qui se venge de la cupidité de ses fermiers généraux par des satires et par des remontrances de parlement. » Il est vrai que ce portrait est d’au moins vingt ans antérieur à la révolution de 1789. « L’Espagnol est grave, discret et véridique. Il a du penchant pour le merveilleux, et incline vers la cruauté. » En prenant pour base le sentiment de l’honneur, Kant se résume ainsi : « Le Français est vaniteux, l’Espagnol fier, l’Anglais dédaigneux, le Hollandais bouffi et l’Allemand orgueilleux de ses parchemins et de ses titres. » Quant aux autres nations, il appelle les Arabes les Espagnols et les Perses les Français de l’Orient.

Le V° volume renferme 1o un Traité des Forces vives (Schätzung der lebendigen Krafte) (1)[4], composé par Kant à l’âge de vingt-deux ans (en 1747). Il y attaque la monadologie

  1. (1) Vol. III, pag. 186.
  2. (2) Vol. IV, pag. 275-302.
  3. (1) Suivant M. Alf. Michiels (Revue Contemporaine, 15 sept. 1632), la théorie de Kant sur le sublime se trouverait déjà exposée dans un opuscule français, publié en 1766, sous le pseudonyme de Sylvain. Il n’est guère probable que le philosophe allemand se soit inspiré à cette source, qui sans doute lui était complètement inconnue.
  4. (2) Vol. V, pag. 3-231.