Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/11

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sur ses pas. Mais à peine Aldegonde est-elle sous la voûte à moitié ruinée quelle s’arrête et reste privée de l’usage de ses membres. La cloche du château sonne neuf heures. Au même instant !

— Ne voyez-vous rien ? s’écrie Aldegonde avec une voix étouffée qui témoigne de l’effroi le plus profond, ne voyez-vous pas la figure qui est devant vous ? Jésus ! Elle me tend les mains, ne la voyez-vous pas ?

Les enfants ne voyaient rien, mais ils étaient glacés de crainte. Ils s’enfuirent, à la fin, tous, à l’exception d’une seule, qui, plus courageuse, reste, se précipite sur Aldegonde et veut la prendre dans ses bras. Mais au même instant, Aldegonde, semblable à une morte, tombe sur le parquet. Aux cris perçants de la jeune fille, tout le monde accourt du château. On y emporte la pauvre enfant. Enfin elle sort de son évanouissement et raconte en tremblant de tous ses membres qu’à peine entrée sous là voûte une figure aérienne s’est dressée devant elle et a étendu la main de son côté. Rien n’était plus naturel que d’attribuer toute l’apparition aux erreurs causées par le crépuscule du soir. Aldegonde se remit si complètement de sa frayeur dans la nuit même, que l’on ne redoutait aucune suite fâcheuse et qu’il ne fut plus question de cette affaire. Mais combien cette confiance dura peu !

— La voici ! la voici ! la voyez-vous ? elle est tout près de moi !

Depuis cette malheureuse soirée, Aldegonde prétendit qu’aussitôt que neuf heures sonnaient le fantôme se dressait devant elle pendant quelques secondes sans que personne pût percevoir ou pressentir, par n’importe quelle impression physique, l’approche d’un esprit inconnu. La pauvre Aldegonde fut regardée comme folle, et la famille rougissait de cette aberration d’esprit. De là venait cette singulière manière d’agir dont j’avais été le témoin. Il ne manquait ni de médecins ni de remèdes qui devaient délivrer la pauvre enfant de celle prétendue apparition que l’on se plaisait à nommer une idée fixe. Mais tout restait inutile, et elle priait, avec des torrents de larmes, qu’on la laissât tranquille, puisque le fantôme n’avait rien de repoussant pour elle dans ses traits incertains et ne lui causait plus aucun effroi, bien que chaque fois après l’apparition son âme semblât entièrement vide de pensées et parut planer autour d’elle en abandonnant son corps, ce qui la rendait faible et malade. Enfin la colonelle fit la connaissance d’un célèbre médecin, qui avait là réputation de guérir les gens en démence par des moyens très-habiles. Lorsque le colonel lui eut appris la maladie d’Aldegonde, il se mit à rire, et prétendit que rien n’était plus facile que de guérir une folie causée par l’imagination. L’idée d’une apparition du spectre était selon lui si bien liée avec les coups de la cloche de neuf heures que la force intérieure de l’esprit ne pouvait s’en défaire et qu’il fallait opérer cette séparation par des moyens extérieurs. Et cela pouvait facilement arriver en trompant la jeune fille, et en laissant, sans qu’elle s’en aperçût, passer le temps de neuf heures. Si l’esprit n’était pas apparu, alors elle reconnaîtrait son erreur, et des moyens physiques de guérison compléteraient heureusement la cure. Ce malheureux conseil fut suivi. Dans une nuit on retarda les horloges du château et même du village dont on entendait retentir le timbre, de manière qu’Aldegonde s’éveillant le matin fût trompée d’une heure. Le soir arriva.

La petite famille était, comme à l’ordinaire, joyeusement assemblée dans une salle carrée. Aucun étranger ne se trouvait là. La colonelle faisait tout son possible pour raconter diverses histoires amusantes. Elle commença, comme c’était son habitude, surtout lorsqu’elle était de bonne humeur, à taquiner un peu la vieille Française, ce à quoi Augustine (la plus âgée des demoiselles) l’aidait de tout son pouvoir. On riait, on était plus joyeux que jamais. La cloche vint à sonner huit heures, c’était neuf heures par conséquent, et Aldegonde, blanche comme un cadavre, tombe en arrière sur son fauteuil, son ouvrage s’échappe de ses mains, puis tout d’un coup elle se relève avec tous les signes de l’effroi sur son visage et murmure d’une voix sourde :

— Comment ! une heure plus tôt ! Ah ! la voyez-vous ! la voyez-vous, là, debout, devant moi !

Tous sont glacés de frayeur ; mais, lorsqu’on s’y attendait le moins, le colonel s’écrie :

— Aldegonde ! remets-toi, ce n’est rien ! C’est une idée, un jeu de ton imagination ; nous ne voyons rien, et si vraiment une figure apparaissait, elle serait aussi visible pour nous ! remets-toi, Aldegonde !

— Mon Dieu ! s’écrie Aldegonde, veut-on me faire perdre la raison ? Voyez ! elle tend vers moi ses longs bras blancs, elle me fait signe ! Et, comme involontairement, le regard fixe et sans détourner les yeux, elle avance la main, prend une petite tasse placée par hasard sur une table derrière elle et la quitte. L’assiette, comme portée par une main invisible, plane longtemps au milieu du cercle formé par la famille et se replace doucement sur la table.

La colonelle, Augustine s’évanouissent profondément et sont bientôt attaquées d’une fièvre nerveuse. Le colonel surmonta l’impression en rassemblant toutes ses forces ; mais on vit au trouble de ses manières combien ce phénomène incomparable avait fait d’effet sur lui.

La vieille Française était tombée sur les genoux le visage collé contre la terre et priait en silence. Elle seule et Aldegonde ne souffrirent point des suites de cette aventure. La colonelle mourut peu de temps après. Augustine se rétablit de sa maladie, mais la mort eût été préférable à l’état où elle se trouve maintenant. Elle, jeunesse même, dans la force et la beauté, comme je l’ai décrite d’abord, est attaquée d’une folie qui semble plus terrible que toute autre qui ait jamais pris sa cause dans une idée fixe. Elle s’imagine qu’elle est l’invisible spectre sans corps d’Aldegonde, et à cause de cela elle fuit la société des vivants, et pour le moins évite, lorsqu’elle se trouve auprès d’eux, de parler ou de faire un seul geste. Elle croit fermement que si elle manifestait sa présence d’une façon ou de l’autre elle les ferait tous mourir d’effroi. On lui ouvre les portes, on met sa nourriture devant elle, elle se glisse mystérieusement çà et là, mange aussi à la dérobée. Peut-il être un état plus malheureux ?

Le colonel, rongé de désespoir et de chagrin, est parti pour la dernière campagne ; il est mort dans la glorieuse bataille de W.

Ce qui est à peine croyable, c’est qu’Aldegonde est délivrée du fantôme depuis cette étrange soirée. Elle soigne avec dévouement sa sœur, et est en cela aidée de la vieille Française.

Sylvestre nous dit aujourd’hui que l’oncle de ces pauvres enfants est allé consulter notre habile docteur R. sur le traitement à suivre avec Augustine.

Fasse le ciel qu’une guérison soit possible !


KREISLERIANA.


— D’où est-il ?

— Personne ne le sait.

— Que faisaient ses parents ?

— On l’ignore.

— De qui est-il l’élève ?

— D’un bon maître, car il joue admirablement ; et comme il a de l’intelligence et de l’éducation, on peut le supporter et même l’autoriser à donner des leçons de musique. Et il a été vraiment et réellement maître de chapelle, ajoutent les diplomates auxquels, dans un moment de bonne humeur, il a montré un diplôme en bonne forme de directeur du théâtre royal de…, direction toutefois qui lui fut enlevée, à lui le maître de chapelle Jean Kreisler parce qu’il avait obstinément refusé de mettre en musique un libretto rimé par un poëte de la cour, avait aussi plusieurs fois parlé avec mépris à table d’hôte du primo uomo et osé, dans des termes risqués et même peu convenables, préférer une jeune fille son élève de chant à la prima donna. Toutefois il lui serait possible de conserver soit titre de maître de chapelle du prince et même de rentrer en faveur s’il voulait renoncer à des assertions ridicules et à des singularités, comme par exemple de prétendre que la vraie musique italienne n’existe plus, et s’il veut reconnaître de bon gré le mérite du poëte de la cour, que tout le monde reconnaît pour un second Métastase.

Ses amis prétendent que la nature, en lui donnant son organisation, a essayé une nouvelle création et que l’essai n’a pas réussi en ce que l’irritabilité de ses nerfs, sa fantaisie, qui va jusqu’à devenir une flamme brûlante, sont trop peu mêlées de flegme et que l’équilibre se trouve détruit, ceci étant de toute nécessité pour que l’artiste qui vit dans le monde fasse des œuvres conformes au goût et aux habitudes de ce même monde. Qu’il en soit de lui ce qu’on voudra, toujours est-il que Jean fut ballotté çà et là pour ses rêves et ses apparitions intimes comme par les vagues d’une mer irritée, et sembla chercher en vain le port où il devait trouver le repos et la gaieté sans lesquels l’artiste ne peut rien produire. Et il arriva aussi que ses amis ne purent jamais l’amener a écrire une composition ou l’empêcher de la déchirer après qu’elle était écrite. Quelquefois il composait la nuit dans la disposition d’esprit la plus nerveuse et réveillait l’ami qui demeurait dans son voisinage pour lui jouer, dans un enthousiasme extrême, ce qu’il avait écrit avec la plus incroyable rapidité. Il versait des larmes de joie de la réussite de son œuvre, il se regardait lui-même comme le plus heureux des hommes, et le jour suivant l’œuvre magnifique était au feu. Le chant avait sur lui un effet nuisible, parce qu’alors sa fantaisie s’irritait et que son esprit entrait dans un royaume où personne ne pouvait le suivre sans danger. Il trouvait souvent du plaisir à étudier des heures entières sur le piano les thèmes les plus singuliers avec des tournures et des variations de contre-point dans les passages les plus travaillés. Si cela lui avait réussi, il était pendant plusieurs jours d’une humeur charmante et une certaine ironie assaisonnait les entretiens dont il réjouissait le gai cercle de ses amis. Un jour il disparut on ne sait ni pourquoi ni comment. Plusieurs prétendaient avoir remarqué en lui des signes de folie, et véritablement on l’a vu sortir en chantant et en sautillant de la porte avec deux chapeaux enfoncés l’un sur l’autre, et deux tire-lignes qui sortaient de ses poches comme deux poignards. Toutefois ses plus intimes amis n’avaient rien remarqué qui annonçât une attaque de violent chagrin ou autre chose de ce genre. Et lorsque toutes les recherches eurent été vaines, et au moment où ses amis rassemblé délibéraient sur l’emploi des quelques œuvres musi-