Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/12

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cales et de plusieurs écrits qu’il avait laissés, mademoiselle de B… apparut et déclara qu’à elle seule appartenait le droit de conserver les productions de son maître et ami, qu’elle ne croyait nullement perdu. Tous s’empressèrent de lui remettre ce que l’on avait trouvé ; et comme dans ses moments de bonne humeur il avait tracé rapidement au crayon, sur le revers des feuilles de musique, des observations presque toujours humoristiques, la fidèle écolière de l’infortuné Jean permit à un de ses anciens amis d’en prendre copie et de les livrer à la postérité comme des créations ébauchées par la fantaisie du moment.

souffrances musicales du maître de chapelle jean kreisler.

. Ils sont tous partis ! J’aurais dû le remarquer à leurs gazouillements, à leurs bourdonnements, à leurs toux, à leurs ronflements ; c’était un vrai nid d’abeilles qui quitte sa ruche pour prendre son vol. Gotllieb m’a allumé deux nouvelles lumières et a placé sur le piano une bouteille de bourgogne. Je ne puis plus jouer, car je suis épuisé ; c’est la faute de mon admirable ami, là sur le pupitre, qui m’a enlevé dans les airs comme Méphistophélès enlève Faust sur son manteau, et si haut, que je ne voyais plus les hommes, ces mirmidons, malgré tout leur effroyable bruit.

Une sotte, ridicule et inutile soirée !

Mais je me sens maintenant léger et à mon aise. Aussi pendant que je jouais j’ai tiré mon crayon et noté à la page 13, sous le dernier système des variations en chiffres, de la main droite, tandis que la gauche s’agitait dans le torrent des sons ; et je continue à écrire derrière sur les pages blanches. Je laisse là les chiffres et les tons, et avec grand plaisir ; comme le convalescent qui ne peut se lasser de parler de ses souffrances, je raconte ici tout au long les horribles tortures du thé d’aujourd’hui, non pas pour moi seul, mais aussi pour d’autres qui voudront, à mon exemple, se réjouir en admirant les variations de Jean-Sébastien Bach pour le piano, publiées chez Nageli à Zurich, et trouveront mes chiffres à la fin de la trentième variation, conduits par le mot latin écrit en grosses lettres : Verte.

Ils tourneront la feuille et liront. Ceux-la devineront de suite tout l’enchaînement des choses, ils sauront que le conseiller intime Roderlein tient ici une maison charmante et qu’il a deux filles dont le monde élégant parle avec enthousiasme ; elles dansent comme des déesses, parlent français comme des anges, et chantent et dessinent comme les muses. Le conseiller intime est riche, il a dans ses dîners trimestriels les meilleurs vins, les mets les plus délicats ; tout est monté sur le pied le plus élégant, et celui qui ne s’amuse pas dans ses thés célestes n’a ni ton, ni esprit, ni à plus forte raison de sentiment pour les arts, car c’est là surtout qu’on les apprécie. Avec le thé, le punch, le vin, les glaces, etc., on sert aussi un peu de musique que le beau monde accepte agréablement comme tout le reste. Lorsque chaque hôte a eu le temps nécessaire pour boire un nombre suffisant de tasses de thé, et que le punch et les glaces ont circulé déjà deux fois, les domestiques préparent la table de jeu pour la partie la plus âgée et partant la plus sérieuse de la société qui préfère les caries à la musique et près de laquelle on n’entend d’autre bruit importun et mal à propos que celui de quelques pièces d’or. À ce signal la jeune partie de la réunion se rassemble autour des demoiselles Roderlein, il s’élève un tumulte dans lequel on distingue ces mots :

— Belle demoiselle, ne nous refusez pas la jouissance de votre céleste talent.

— Oh ! ma bonne, chantez-nous quelque chose !

— Pas possible ! un rhume ! le dernier bal ! Je n’ai pas répété.

— Oh ! je vous prie ! je vous supplie ! nous vous implorons tous !

Gottlieb pendant ce temps a ouvert à la fois le piano et le pupitre, gémissant sous le poids du recueil de musique bien connu. La maman crie de sa table de jeu :

— Chantez donc, mes enfants !

Je me place au piano, et les demoiselles Roderlein sont conduites en triomphe devant l’instrument. Là des façons commencent, aucune ne veut chanter la première,

— Tu sais, chère Nanette, comme je suis enrouée

— Mais le suis-je donc moins, ma chère Marie ? Je chante si mal ! Oh ! commence, chère !

Je fais une proposition (c’est chaque fois la même) :

— Si ces demoiselles chantaient un duo ?

La motion est applaudie avec fureur. On feuillette le livre, on trouve enfin la page soigneusement marquée par un pli, et le duo commence :

Dolce dell’ anima, etc.

Le talent des demoiselles Roderlein n’est pas des plus minces ; je suis depuis cinq ans et demi leur professeur dans la maison, et pour ce peu de temps la demoiselle Nanette en est arrivée, lorsqu’elle a entendu une mélodie dix fois au théâtre et l’a répétée dix fois encore et tout au plus sur le piano, à entamer un chant de manière que l’on voie de suite ce qu’il en doit être,

Il suffit de huit fois seulement à mademoiselle Marie ; et lorsqu’elle se trouve au plus un quart de ton plus bas que le piano, sa jolie petite figure et ses agréables lèvres roses le font très-bien supporter. Après le duo, accord d’applaudissements unanimes ! Maintenant arrivent à la file les ariettes et les nocturnes, et je martèle gaillardement le même accompagnement pour la millième fois.

Pendant le chant la conseillère des finances Eberslein a fait comprendre par une petite toux et en accompagnant à demi-voix qu’elle chantait aussi. Une demoiselle s’écrie :

— Ah ! jolie conseillère, tu vas nous faire entendre ta voix divine !

Il se fait un nouveau tumulte.

— J’ai un catarrhe ! je ne sais rien par cœur !

Gottlieb apporte deux grandes brassées de musicalités ; on feuillette toujours et toujours ; elle veut d’abord chanter : La vengeance de l’enfer ! puis : Lève-toi, vois ! et puis : Ah ! jamais ! Dans cet embarras, je propose : Une violette dans la prairie ! Mais c’est d’un trop grand genre, elle en reste à la Constance.

Oh ! crie, miaule, étrangle, piaule, jure, va toujours ! j’ai mis le pied sur la grande pédale et je frappe l’ivoire à m’en rendre sourd. Oh ! Satan ! Satan ! quel est celui de tes esprits infernaux qui est accouru à grandes guides dans ce gosier pour tenailler, forcer et tordre tous ces tons ? Quatre cordes ont sauté, un marteau est en déroute, mes oreilles cornent, ma tête est brisée, mes nerfs tremblent ! Tous les tons faux des trompettes criardes des saltimbanques sont-ils venus chercher un refuge dans cette gorge ? Je suis épuisé, je bois un verre de bourgogne.

On applaudit à tout rompre, et quelqu’un remarque que la conseillère et Mozart m’ont mis en feu. Et moi de sourire les yeux baissés et d’un air très-niais, il me semble.

Alors s’agitent tous les talents qui jusqu’à présent se tenaient dans l’ombre ; ils s’élancent l’un après l’autre dans la carrière : on commet des excès musicaux. Ce sont des chœurs, des morceaux d’ensemble.

— Le chanoine Kratzer est connu pour sa voix de basse divine, dit tout à coup un individu qui avoue modestement qu’il est seulement second ténor, quoique membre de plusieurs académies de chant.

De suite on organise le second chœur de Titus. C’était magnifique. Le chanoine, placé juste derrière moi, faisait rouler le tonnerre de sa voix comme il eût chanté à l’église avec accompagnement obligée de trompettes et de timbales. Il attaquait les notes très-juste, seulement il était un peu en retard avec la mesure ; mais il lui restait toujours assez fidèle pour n’être pendant tout le morceau que d’une demi-pause en arrière. Les autres témoignaient d’une grande estime pour l’ancienne musique grecque, qui, ne connaissant pas l’harmonie, marchait à l’unisson. Ils chantaient tous la mélodie avec de petites variantes d’un quart de ton, peut-être, soit en haut, soit en bas. Cette exécution un peu bruyante éveilla partout une attention tragique et même une espèce d’effroi, surtout aux tables de jeu, qui ne pouvaient plus comme auparavant intercaler mélodramatiquement des phrases de ce genre dans les passages déclamatoires : Ah ! j’aime ! — Vingt-quatre. — J’étais si heureux ! — Je passe. — Je ne pouvais ! — Whist. — Douleur d’amour ! —- Dans la couleur, etc.

C’était fort joli. (Je me verse à boire.) C’était la plus haut point de l’exposition musicale.

— Maintenant c’est fini ! pensai-je.

Je fermai le livre et me levai.

Alors le baron, mon ancien ténor, s’approche de moi et me dit :

— Oh ! très-cher maître de chapelle, vous devez improviser admirablement !… Oh ! improvisez-nous un peu, rien qu’un peu, je vous prie !…

Je réponds très-froidement que la fantaisie ne me vient pas aujourd’hui ; et tandis que nous parlons ainsi, un diable sous la forme d’un élégant à deux gilets a pris dans la pièce voisine sous mon chapeau les variations de Bach, pensant que ce sont des variations de Nel cor mi non più sentoAh ! vous dirai-je, maman, et veut absolument que je lui joue cette musique.

Je refuse ; tous se réunissent contre moi.

— Eh bien, pensai-je, écoutez et crevez d’ennui !

Et je me mets au travail.

Au n° 3 plusieurs dames s’éloignèrent.

Les Roderlein, par égard pour leur maître, restèrent non sans tourment jusqu’au n° 12. Le n° 15 mit en fuite l’homme aux deux gilets. Le baron, par une politesse excessive, tint jusqu’au n° 30, et se contenta de boire presque tout le punch que Gottlieb posait pour moi sur le piano.

J’avais heureusement terminé ; mais au n° 30 le thème m’a entraîné sans relâche. Les feuilles in-quarto s’allongèrent tout à coup en un folio gigantesques, où je voyais écrites mille imitations, mille variations qu’il me fallait jouer. Les notes s’animaient et flamboyaient en dansant autour de moi. Un feu électrique courait du bout des doigts sur les touches ; l’esprit d’où il s’élançait donnait des ailes aux idées. Toute la salle était pleine d’une vapeur poétique dans laquelle les lumières semblaient de plus en plus laisser leur éclat. De temps en temps Un grand nez en sortait, et parfois aussi deux yeux, mais ils disparaissaient aussitôt. Il arriva que je restai seul avec mon Sébastien Bach servi par Gottlieb semblable à un spirito familiare. (Je