Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/13

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bois.) Devrait-on tourmenter un honnête musicien avec de la musique comme j’ai été tourmenté aujourd’hui et si souvent ? Vraiment, on n’abuse aussi méchamment d’aucun art comme de l’art de la belle, de la sainte musique, qui est si souvent profanée dans son être si tendre ! Avez-vous un vrai talent, un véritable sentiment artistique, bien, apprenez la musique, occupez-vous de travaux dignes de l’art, et donnez aux adeptes votre talent dans une équitable mesure. Mais voulez-vous vous en occuper sans ces conditions, faites-le alors pour vous et entre vous, et n’en tourmentez pas le maître de chapelle Kreisler et autres.

Je pouvais maintenant retourner chez moi et terminer mes nouvelles sonates, mais il n’est pas encore onze heures et c’est une belle nuit d’été ; et puis je parie que chez le grand veneur, tout près de moi, les jeunes filles sont assises à la fenêtre ouverte et crient vingt fois d’une voix aigre et perçante : « Quand ton œil brille pour moi ! » mais toujours la première phrase seulement, en regardant dans la rue. Un autre tourmente maladroitement une flûte et a pour cela des poumons comme le neveu de Rameau, tandis que mon voisin le joueur de cor fait avec de longs tons prolongés des essais d’acoustique. Les nombreux chiens du voisinage s’inquiètent, et le chat de mon hôte, excité par cet agréable duo, fait de tendres aveux près de ma fenêtre en écorchant l’échelle chromatique (car il va sans dire que mon laboratoire musico-poétique est une chambre sur les toits) à une chatte dont il est amoureux depuis les premiers jours de mars.

Après onze heures on est plus tranquille ; je reste assis, tandis que je prends en main le papier et aussi le bourgogne, dont j’use un peu. Il y a, on me l’a dit, une ancienne loi qui défend aux artisans à marteau d’habiter près des savants. Ne pourrait-on pas faire aussi pour les pauvres compositeurs oppressés, qui sont obligés de battre monnaie avec leurs inspirations afin de continuer à filer l’écheveau de leur vie, une loi pour bannir de leurs alentours les braillards et les joueurs de cornemuse ?

Que dirait le peintre si au moment d’inventer un idéal on ne lui présentait que d’affreuses figures hétérogènes ? En fermant les yeux, il pourrait toutefois achever sa figure de fantaisie.

Mais le coton dans les oreilles ne suffit pas : on entend le vacarme, l’idée vient ; et voici qu’on chante là, maintenant c’est le cor ici, et le démon emporte les idées les plus sublimes ! La feuille est toute pleine d’écriture ; je veux écrire à l’envers sur les bandes blanches du titre. Pourquoi ai-je cent fois résolu de ne plus me laisser tourmenter davantage chez le secrétaire intime, et pourquoi ai-je vingt fois abandonné mon projet ?

Certes, c’est la superbe nièce de Roderlein qui m’enchaîne à cette maison par les liens tressés par l’art. Quiconque a été assez heureux pour entendre une fois la scène finale de l’Armide de Gluck ou la grande scène de doña Anna de Don Juan, par mademoiselle Amélie, comprendra qu’une heure passée au piano près d’elle jette un baume céleste sur les blessures qu’ont ouvertes en moi, pauvre malheureux professeur de musique, toutes les notes fausses de la journée. Roderlein, qui ne croit ni à la mesure ni à l’immortalité de l’âme, la juge tout à fait indigne de la haute existence des sociétés de thé, puisqu’elle ne veut jamais y chanter, et chante au contraire avec des gens de rien, comme avec de simples musiciens, par exemple, avec un abandon qui lui est nuisible ; car Roderlein prétend qu’elle a été emprunter ces sons d’harmonie longs, soutenus et puissants, qui me portent vers le ciel, au rossignol, une créature sans intelligence, qui vit dans les forêts et qui ne doit pas être imitée par l’homme, le roi de la création. Elle pousse la condescendance jusqu’à se laisser accompagner sur le violon par Gottlieb lorsqu’elle exécute sur le piano des sonates de Beethoven ou de Mozart, où aucun homme du monde, aucun bourgeois n’ont rien à trouver…

C’était le dernier verre de bourgogne… Gottlieb mouche les lumières, et paraît s’étonner de mon ardeur à écrire. On a raison d’avoir bonne idée de ce Gottlieb, à peine âgé de seize ans. C’est un beau, un profond talent. Pourquoi aussi son père, l’écrivain des portes de la ville, est-il mort sitôt ; que son tuteur a été le fourrer dans la livrée ! Lorsque Rode était ici, Gottlieb écoutait dans l’antichambre l’oreille collée à la porte et jouait toute la nuit ; le jour il s’en allait pensant et rêvant aux alentours, et la marque rouge qu’il porte à la joue est l’empreinte fidèle du solitaire placé à un doigt de la main de Roderlein, qui voulait par un coup très-fort opérer un effet tout à fait opposé à l’état de somnambulisme, que l’on n’amène que par un doux attouchement.

Entre autres choses, je lui ai fait cadeau de la sonate de Corelli, et il a livré bataille aux souris qui habitaient un ancien piano d’Osterlein, jusqu’à ce qu’elles fussent toutes détruites, et, avec la permission de Roderlein, il a transporté l’instrument dans sa chambre.

— Jette ta livrée détestée, honnête Gottlieb, et laisse-moi dans quelques années te presser sur mon cœur comme un grand artiste, car tu le deviendras avec ton beau talent, ton profond sentiment de l’art !

Gottlieb était derrière moi et essuyait les larmes de ses yeux lorsqu’il m’entendit prononcer ces paroles à voix haute. Je lui serrai les mains sans parler, et puis nous allâmes en haut jouer ensemble la sonate de Spinelli.

CLUB MUSIC-POÉTIQUE DE KREISLER.

Toutes les horloges, même les plus paresseuses, avaient déjà sonné huit heures, les lumières étaient allumées, le piano était ouvert, et la fille de l’aubergiste, chargée du facile service de Kreisler, lui avait déjà deux fois annoncé que la théière avait trop bouilli. Enfin on frappa à la porte, et l’ami intime entra avec le soupçonneux. Ils furent bientôt suivis du mécontent, du jovial et de l’indifférent.

Le club était rassemblé, et Kreisler se préparait à mettre tout dans le ton et la mesure pour une fantaisie symphonique, et sortir autant que possible tous les clubistes assemblés qui portaient en eux le génie musical des ordures poudreuses où ils avaient dû marcher tout le jour pour les placer quelques pas plus haut dans un air plus pur. Le soupçonneux regarda devant lui, très-sérieusement, presque comme plongé dans des réflexions profondes, et dit :

— Comme votre jeu a été désagréablement troublé la dernière foi par ce marteau qui vacillait, l’avez-voulait réparer ?

— Je pense que oui, répondit Kreisler.

— Il faut nous en convaincre, continua le soupçonneux.

Et en disant cela il pencha la lumière qui se trouvait sur le large chandelier, et, le tenant au-dessus des cordes, il se mit à chercher avec attention le marteau en mauvais état ; mais les lourdes mouchettes posées sur le chandelier tombèrent, et douze ou quinze cordes se brisèrent en grinçant avec un bruit aigu. Le soupçonneux dit seulement :

— Ah ! voyez donc !

Kreisler fit une figure comme s’il eût mordu dans un citron.

— Diable, diable ! s’écria le mécontent, aujourd’hui justement je me faisais une fête d’entendre improviser Kreisler, de ma vie je n’ai eu autant de désir de musique.

— Au fond, fit l’indifférent, peu importe que nous fassions ou non de la musique.

— Il est certainement fâcheux, ajouta l’ami intime, que Kreisler ne puisse pas jouer ; mais il ne faut pas trop s’en préoccuper.

— Nous nous amuserons de même sans cela, reprit le jovial non sans mettre dans ses paroles une certaine intention.

— Et pourtant je veux improviser ! s’écria Kreisler : la basse est restée au grand complet, et cela me suffira.

Alors Kreisler mit son petit bonnet rouge, sa robe de chambre chinoise, et il s’assit à son piano. Les clubistes durent prendre place sur le sofa et sur des chaises ; et l’ami intime, à la prière de Kreisler, éteignit toutes les lumières, de sorte que l’on se trouva dans la plus complète obscurité. Kreisler prit pianissimo, les sourdines levées, l’accord la bémol majeur dans la basse, et avec le murmure des ton il dit :


— Quel bruit étrange se fait entendre autour de moi ! Je sens de tous côtés la fraîcheur envoyée par les battements d’ailes invisibles, je nage dans l’éther vaporeux ; mais le brouillard brille en cercles de flammes mystérieusement tracées. Ce sont les esprits favorables qui agitent leurs ailes d’or avec des sons et des accords admirables !

ACCORD DE LA BÉMOL (mezzo forte).

Ah ! ils m’entraînent dans le pays des éternels désirs ; mais, comme ils me saisissent, la douleur s’éveille, et en voulant s’enfuir de mon cœur elle le déchire avec force.

ACCORD DE SIXTE DE MI MAJEUR (ancora più forte).

Tiens-toi ferme, mon cœur ! ne te brise pas au contact du rayon flamboyant qui a traversé la poitrine ; relève-toi, mon brave esprit, meus-toi, et élance-toi vers l’élément qui t’a enfanté, là est ta patrie.

ACCORD DE TIERCE DE MI MAJEUR (forte).

Ils m’ont présenté une couronne admirable, mais ce qui brille et étincelle comme des diamants ce sont les milliers de larmes que j’ai versées, et les flammes qui me dévorent resplendissent dans l’or. — Courage et puissance, confiance et force à celui à qui il est donné de porter le sceptre dans le royaume des esprits

LA MINEUR (arpeggiando dolce).

Pourquoi fuis-tu, belle jeune fille ? Le peux-tu donc, puisque tu es enchaînée de toutes parts par des liens invisibles ? Tu ne sais pas dire, tu ne sais pas raconter en gémissant ce qui a pénétré dans ton cœur comme une douleur qui ronge et pourtant fait trembler de plaisir. Tu sauras tout quand je parlerai avec toi, quand pour cela j’emprunterai le langage des esprits que je connais et que tu comprends si bien.

FA MAJEUR.

Ah ! comme ton cœur s’ouvre au désir et à l’amour quand je t’entoure de mélodies brûlantes d’enthousiasme comme de mes bras caressants ! Tu ne peux plus t’éloigner de moi, car ces pressentiments secrets qui oppressent ta poitrine sont devenus des vérités. La mélodie t’a parlé, comme un consolant oracle parti de mon sein,