Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/14

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SI BÉMOL MAJEUR (accentuento).

Quelle vie joyeuse dans les forêts et les prairies au temps heureux du printemps ! toutes les flûtes, tous les hautbois, qui restaient pendant l’hiver étendus ; comme morts dans un coin poudreux, se sont réveillés et ont choisi leurs airs favoris, qui maintenant fredonnent gaiement comme les petits oiseaux dans les airs.

SI BÉMOL MAJEUR AVEC LA PETITE SEPTIME (smanioso).

Un tiède souffle de l’ouest court sourdement, plaintif comme un sombre secret, à travers les bois, et quand il passe les sapins frémissent, les bouleaux se disent entre eux :

Pourquoi notre ami est-il devenu si triste ?

Entends-tu leurs voix, charmante bergère ?

MI BÉMOL MAJEUR (forte).

Suis-le ! suis-le ! Son vêtement est vert comme la forêt sombre ! Sa parole pleine de désir est le doux son du cor ! L’entends-tu murmurer derrière les taillis ? Entends-tu ? entends-tu ? c’est le son des cors plein de plaisir et de plaintes ! C’est lui ! lève-toi ! allons vers lui !

ACCORD DE TIERCE, QUARTS ET SIXTE DE RÉ (piano).

La vie mène son jeu trompeur de diverses manières. Pourquoi désirer ? Pourquoi espérer ? pourquoi souhaiter ?

ACCORD DE TIERCE D’UT MAJEUR (fortissimo).

Mais, dans une joie sauvage, dansons sur les tombes ouvertes ! poussons des cris de joie ! ceux qui sont là ne nous entendront pas. Tra la la ! tra la la ! De la danse et des cris d’allégresse ! Le démon fait son entrée avec les timbales et les trompettes !

ACCORD D’UT MINEUR (fortissimo).

Ne le connaissez-vous pas ? ne le connaissez-vous pas ? Tenez, de ses griffes brûlantes, il saisit mon cœur ! Il prend toutes sortes de masques ! braconnier ! maître de concert ! docteur Wurm ! ricco mercante, il jette les mouchettes sur les cordes, pour que je ne puisse pas jouer. Kreisler ! Kreisler ! reprends courage ! Le vois-tu, là, épier le blanc fantôme avec ses brillants yeux rouges ? Il étend vers toi, à travers son manteau troué, les griffes de sa main noueuse. Il secoue la couronne de paille sur le crâne chauve et brillant. C’est la folie ! Jean, tiens-toi bien ! Folle, folle apparition de la vie, pourquoi m’agites-tu ainsi dans tes cercles ? Ne puis-je pas te fuir ? Pas un grain de poussière dans l’univers où je pourrais, devenu petit moucheron, trouver un refuge contre toi, esprit de tourment ! Va-t’en ! Je veux être gentil ! Je veux croire que le diable est un galant uomo du meilleur genre ! Honni soit qui mal y pense ! Je maudis le chant, la musique ; je te lèche les pieds comme l’ivrogne Caliban ! Seulement, ôte-moi la souffrance ! Ah ! ah ! maudit ! tu as foulé aux pieds toutes mes fleurs ! L’horrible désolation du désert ! plus un seul brin d’herbe ! mort ! mort ! mort !

Ici brilla en pétillant une petite flamme. L’ami intime avait pris une allumette chimique et il alluma les deux lumières pour couper ainsi court aux fantaisies de Kreisler, car il n’ignorait pas que celui-ci en était arrivé au point juste où il avait l’habitude de se précipiter dans un sombre abîme de plaintes sans espoir.

Au même moment la fille de l’aubergiste apporta le thé tout fumant. Kreisler s’élança du piano.

— Que signifie tout ceci ! dit le mécontent, un raisonnable allegro de Haydn me plaît plus que tout ce chnikebnak.

— Mais ce n’était pas mal du tout, reprit l’indifférent.

— C’est seulement trop sombre, trop sombre, dit le jovial, reprenons un entretien plus gai et plus léger.

Les clubistes s’efforcèrent de suivre l’avis du jovial ; mais les terribles accords de Kreisler résonnaient comme un sombre et lointain écho, ses paroles terribles tenaient captive la disposition d’esprit nerveuse qu’il avait éveillée chez tous les auditeurs. Le mécontent, très-mécontent en réalité de la soirée, que, disait-il, les folies fantastiques de Kreisler avaient gâtée, sortit avec le soupçonneux, le jovial les suivit, et le voyageur enthousiaste avec l’ami intime (tous deux réunis en une seule personne, comme on le fait ici expressément remarquer) tint compagnie à Kreisler.

Celui-ci était assis sur le sofa les bras croisés.

— Je ne sais pas, dit l’ami intime, comment tu es monté aujourd’hui, Kreisler ? Tu es excité, mais non sans humeur. Tu n’es pas comme à l’ordinaire.

— Ah ! mon ami, reprit Kreisler, l’ombre d’un sombre nuage court sur ma vie ! Ne crois-tu pas qu’il sera permis à une pauvre et innocente mélodie, qui ne désire aucune place sur la terre, de s’envoler libre et sans chagrin dans les immenses espaces du ciel ? Ah ! s’il m’était permis d’y monter de suite, à travers cette fenêtre, sur ma robe de chambre chinoise, comme Méphistophélès sur son manteau !

— Comme une pure mélodie ? interrompit en souriant l’ami intime.

— Ou bien comme basso ostinato, si tu veux, répondit Kreisler, mais il faut que je parte bientôt n’importe comment.

Et il le fit aussi comme il l’avait dit.


LE POT D’OR.

UNE FABLE DES TEMPS NOUVEAUX.

PREMIÈRE VEILLÉE.
Les malheurs arrivés à l’étudiant Anselme. — Du canastre de santé du recteur Paulmann, et les couleuvres vert d’or.

Au jour de l’Ascension, à deux heures après midi, un jeune homme à Dresde passait en courant la porte Noire, et vint donner juste contre une corbeille remplie de pommes et de gâteaux qu’une vieille femme laide offrait à bas prix, de sorte que tout ce qui était heureusement échappé à la meurtrissure de la secousse, fut lancé au dehors du panier à la grande joie des polissons de la rue qui se partagèrent le butin que le hâtif jeune homme leur avait distribué. Au cri de détresse que jeta la vieille, les commères laissèrent là leurs gâteaux et leur table à eau-de-vie, entourèrent le jeune étudiant et l’assaillirent de leurs injures avec leur impétuosité populaire, de telle façon que muet de honte et de dépit, il présenta une petite bourse très-médiocrement remplie d’argent, que la vieille saisit avidement et mit vitement dans sa poche. Alors le cercle s’entr’ouvrit, mais tandis que le jeune homme en sortit comme un trait la vieille cria après lui :

— Oui, va, cours, fils de Satan ! bientôt tu tomberas dans le cristal, dans le cristal !

La voix aigre de la vieille avait en coassant quelque chose d’effroyable, tellement que les promeneurs s’arrêtèrent comme froissés ; et que le rire, qui d’abord avait circulé, se tut tout d’un coup. L’étudiant Anselme, c’était le jeune homme, se sentit comme saisi d’effroi, bien qu’il ne comprit pas absolument le sens des mots de la vieille femme, et il en augmenta la rapidité de sa fuite pour éviter les regards curieux dirigés sur lui ; seulement, en fendant la foule des gens bien mis, il entendait murmurer partout :

— Pauvre jeune homme ! maudite soit la vieille !

Les paroles mystérieuses de cette femme avaient donné à cette ridicule aventure une certaine tournure tragique, de sorte que l’on jetait des regards d’intérêt sur celui que l’on avait à peine remarqué jusque-là. Les femmes lui pardonnaient sa maladresse en faveur de son beau visage, dont l’expression était encore augmentée par une colère intérieure, et peut-être aussi en faveur de la perfection de ses formes ou de son costume complètement taillé en dehors des modes du jour.

Son habit gris était fait de telle sorte, que l’on aurait pu croire que le tailleur ne connaissait que de nom seulement la coupe en vogue, et son pantalon de velours noir lui donnait un certain air magistral qui ne s’accordait en aucune façon avec sa démarche et sa tournure ; mais lorsque l’étudiant eut déjà presque atteint le bout de l’allée qui conduit aux bains de Link, il fut sur le point de perdre la respiration. Il fut obligé de marcher plus lentement, mais à peine osait-il lever les yeux, car il voyait toujours les pommes et les gâteaux danser autour de lui ; et le regard joyeux de telle ou telle jeune fille n’était pour lui qu’un reflet du rire malicieux de la porte Noire.

Il était arrivé ainsi jusqu’à l’entrée des bains de Link ; un cortége de gens richement habillés y entrait. La musique des instruments à vent retentissait de l’intérieur, et le bruit des hôtes joyeux devenait de plus en plus sensible. Des larmes vinrent presque aux yeux du pauvre Anselme, car le jour de l’Ascension avait été chaque année pour lui un jour de fête où il prenait sa part du paradis de Link ; oui ! il avait voulu se donner jusqu’à la demi-portion de café et de rhum et une bouteille de double bière ; et pour une telle ripaille il avait pris plus d’argent qu’il n’était convenable et habituel, et maintenant le fatal coup de pied dans le panier de pommes avait tout emporté ! Il n’y avait plus à penser au café, à la double bière, à la musique, à la vue des jeunes filles en toilette, en un mot à tous les plaisirs rêvés. Il passa lentement tout près, et prit enfin le chemin qui conduit à l’Elbe et qui était tout à fait solitaire. Là se trouvait un joli banc de gazon, placé sous un sureau qui s’élançait en dehors d’un mur ; il y prit place, et bourra sa pipe avec du canastre de santé, dont son ami le recteur Paulmann lui avait fait cadeau. Devant lui, à quelques pas, coulaient et bruissaient les flots d’un jaune d’or du beau fleuve derrière lesquels Dresde la superbe dressait fièrement ses tours brillantes sur le fond vaporeux d’un ciel qui planait sur des prairies en fleur et des forêts vertes et fraîches. Dans les brouillards des fonds des cimes dentelées annonçaient les pays lointains de la Bohême. Mais l’étudiant Anselme, le regard fixe et sombre, envoyait dans l’air des nuages de fumée, sa mauvaise humeur se fit enfin jour, et il s’écria :

— Il est donc vrai que je suis né pour tous les ennuis, tous les