Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/48

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fort ! toutes les provisions de l’année, mon Dieu, suffiront-elles pour nourrir toutes ces petites créatures pendant deux jours seulement !

Cette dernière réflexion fut la plus tourmentante. Demoiselle Annette voyait tout dévoré, ses nouveaux légumes, ses troupeaux de moutons, sa volaille, sa viande salée et même son élixir, et cela lui mettait des larmes dans les yeux. Il lui semblait que le baron Cordouan Spitz lui faisait une figure effrontée et pleine de malice, et cela lui donna le courage de lui dire sèchement au plus fort de la danse :

— Mon père est sans doute flatté de votre visite ; mais une halte d’environ deux heures à Dapfuhlheim est tout ce que l’on peut espérer, car la maison n’a ni l’espace nécessaire pour loger un seigneur aussi riche avec sa nombreuse livrée ni les vivres indispensables pour les nourrir.

Mais le petit Cordouan Spitz prit aussitôt une figure aussi douce et aussi agréable qu’un gâteau de frangipane, et il assura en pressant sur ses lèvres les yeux fermés la main un peu dure et pas trop blanche d’Annette qu’il ne lui était jamais venu dans l’idée de causer au cher papa et à son admirable fille le moindre désagrément ; qu’ils portaient avec eux tout ce qui concernait la cuisine et la cave, et que, quant à la demeure, il suffisait d’un coin de terre en plein air pour que ses gens pussent y élever leur habituel palais de voyage, où il logerait avec toute sa suite et ses chevaux.

À ces mots du baron, demoiselle Annette fut si satisfaite, que pour montrer qu’elle n’attachait pourtant à tout cela qu’une importance secondaire, elle fut sur le point d’offrir au petit homme un gâteau de la dernière foire et un petit verre d’élixir de betteraves, à moins qu’il ne préférât la double liqueur amère recommandée pour l’estomac, que la ménagère avait apportée de la ville ; mais Cordouan Spitz ajouta qu’il choisissait le potager pour la place propre à bâtir le palais, et sa joie s’enfuit aussitôt.

Pendant que les gens pour célébrer leur arrivée à Dapfuhlheim continuaient leurs jeux olympiques, en s’envoyant en l’air comme des ballons, et en jouant aux quilles tandis qu’ils étaient eux-mêmes les joueurs, les boules et les quilles, le baron Porphirio était plongé avec le sieur Dapfuhl de Zabelthau dans un entretien qui paraissait devenir plus intéressant à chaque minute jusqu’au moment où ils se prirent les mains et montèrent ensemble à la tour astronomique.

Demoiselle Annette courut rapidement au jardin potager pour sauver tout ce qui pouvait l’être. La ménagère était déjà aux champs, et elle était plantée là la bouche ouverte, semblable à la statue de sel de la femme de Lot. Demoiselle Annette resta comme elle immobile. Enfin toutes deux se mirent à crier de manière à faire résonner les échos :

— Ah ! quel malheur, mon Dieu !

Le jardin tout entier ressemblait à un désert, plus de choux verdoyants, plus d’arbustes en fleur !

— Non, il n’est pas possible, s’écria ta servante, que ces petites créatures qui viennent d’arriver aient fait tout ce dégât ! Ils sont venus en voiture comme des gens comme il faut. De sont des cobolds, croyez-moi, demoiselle Annette, ce sont des païens de sorciers, et si j’avais un peu de séneçon dans les mains, vous en verriez de belles ; mais qu’ils y viennent, les petites bêtes, je les tuerai avec cette bêche !

Et la servante agita en l’air son arme menaçante, tandis que demoiselle Annette sanglotait bruyamment. Pendant ce temps quatre personnes de la suite de Cordouan Spitz s’approchèrent avec des figures agréables et des salutations polies.

Ces messieurs s’annoncèrent comme des amis particuliers du baron Porphirio Ockerodastes, nommé Cordouan Spitz. Ils étaient, comme leur costume le donnait à penser, de quatre nations différentes, et se nommaient.

Pan Kapastovicz de Pologne,

Schwarzrettig de Poméranie,

Signor Broccoli d’Italie,

Et M. de Roccambole de France.

Ils assurèrent en phrases bien sonnantes que leurs maçons allaient bâtir, et, au grand plaisir de ces admirables dames, bâtir un charmant palais tout en soie.

— À quoi nous servira un palais de soie ? dit demoiselle Annette en versant des larmes amères. Que m’importe surtout le baron de Cordouan Spitz ? Vous avez, méchantes gens que vous êtes, détruit tous mes beaux légumes, qui faisaient ma joie !

Mais ces hommes pleins d’honnêteté consolèrent demoiselle Annette et l’assurèrent qu’ils n’étaient pour rien dans la dévastation du potager, et que, bien au contraire, ce jardin allait fleurir et prospérer comme nul autre n’avait fleuri et prospéré sur la terre entière.

Les petits manœuvres arrivèrent, et il se fit un tel remue-ménage dans tous les champs, que demoiselle Annette et sa servante s’enfuirent effrayées jusqu’au coin d’un bois, où elles s’arrêtèrent pour voir ce qui allait arriver.

Sans qu’elles pussent rien comprendre à tout ce qui se faisait, en quelques minutes une grande tente magnifique d’une étoffe jaune d’or ornée de plumes et de couronnes variées s’éleva sous leurs yeux ; elle occupait toute l’étendue du jardin potager, de sorte que les cordons de la tente allaient en passant par-dessus le village jusque dans la forêt voisine, où ils s’enroulaient autour des arbres les plus forts.

À peine la tente était-elle préparée, que le baron Porphirio descendit avec le sieur Dapfuhl de la tour de l’observatoire. Il monta, après plusieurs accolades, dans sa voiture, et se fit conduire dans le palais de soie, qui se ferma sur le dernier homme de sa suite.

Jamais la demoiselle Annette n’avait vu son père comme elle le trouvait. La plus légère trace des préoccupations qui ne quittaient jamais son visage avait disparu, il souriait presque, et il avait les yeux illuminés, comme cela arrive d’habitude lorsqu’un grand bonheur vient à l’improviste se jeter à votre cou. Il prit silencieusement la main de sa fille, la conduisit dans le palais, l’embrassa trois fois, et dit enfin :

— Heureuse Anna, très-heureuse enfant ! heureux père ! ô ma fille, tout chagrin, toute inquiétude sont dissipés ! Le sort qui t’attend est rarement accordé aux mortels. Sache que ce baron Porphirio de Ockerodastes, nommé Cordouan Spitz, n’est en aucune façon un gnome ennemi, et, bien mieux, il descend de ces esprits élémentaires auxquels il fut donné de purifier leur nature supérieure par les préceptes du salamandre Oromasis. La flamme du plus chaste amour s’alluma dans son cœur pour une mortelle qu’il épousa, et il devint l’aïeul de la plus illustre famille dont le nom ait jamais orné un parchemin. Je t’ai dit, je crois, ma fille, que l’élève du grand salamandre Oromasis, le noble gnome Tsilmenech, nom chaldéen, s’éprit de la célèbre Madeleine de la Croix, abbesse d’un cloître de Cordoue en Espagne, et vécut trente ans avec elle dans l’union la plus heureuse ; le baron Porphirio est un rejeton de cette sublime famille d’une nature plus élevée, qui fut le fruit de ce mariage. L’exemple de son aïeul a porté l’excellent Ockerodastes à te donner son amour lorsque tu eus atteint ta douzième année. Il eut le bonheur d’obtenir de toi un petit anneau, et tu as pris le sien… Te voilà maintenant sa fiancée sans retour…

— Comment, s’écria demoiselle Annette toute remplie d’effroi, sa fiancée, il me faut épouser cet affreux cobold ? Ne suis-je donc plus promise au sieur Amandus de Nebelsten ? Non, jamais je n’accepterai pour mari ce hideux magicien !

— Alors, reprit le sieur Dapfuhl d’un air sérieux, je vois à mon grand chagrin combien peu la céleste sagesse a pénétré tes sens terrestres et grossiers. Tu appelles peut-être laid, hideux, le noble esprit des éléments Porphirio de Ockerodastes parce qu’il n’a pas plus de trois pieds de haut, et qu’excepté sa tête et ses bras le reste de son corps n’a pas les dimensions acceptées. Mais, ô ma fille, quelle est ton erreur ! la beauté c’est la sagesse, la sagesse est dans la pensée, et la tête est le symbole physique de la pensée. Plus la tête est grosse et plus sont grandes la sagesse et la pensée ; et si l’homme pouvait renarder tous les autres membres comme des articles de luxe qui lui sont donnés pour lui nuire, il arriverait au sublime de l’idéal.

D’où viennent toutes les peines, tous les ennuis ? toutes les dissensions, toutes les disputes, en un mot les causes de ruine des mortels ? N’est-ce pas des désirs impies des membres ? Ô quelle tranquillité, quelle béatitude s’établiraient sur la terre si l’humanité était privée du corps, des bras et des jambes ! De là l’heureuse idée des sculpteurs de représenter en buste les grands hommes d’État et les grands savants pour désigner d’une manière symbolique la nature supérieure qui doit vivre en eux en vertu de leur place ou de leurs livres. Ainsi, ma fille, qu’il ne soit plus question de laideur où d’autres reproches de ce genre adressés au plus noble des esprits. Tu es et demeures la fiancée du magnifique Porphirio de Ockerodastes,

Sache que ton père va bientôt atteindre le plus haut degré du bonheur, qu’il a si longtemps en vain désiré. Porphirio sait que la sylphide Nehibalah (en syrien nez pointu) m’aime et veut de toutes ses forces m’aider à me rendre digne d’une alliance avec sa nature supérieure. Tu seras, ma chère enfant, très contente de ta belle-mère. Qu’une circonstance heureuse fasse que nos doux noces puissent être célébrées dans le même heureux instant !

Et le sieur Dapfuhl quitta pathétiquement la chambre après avoir jeté sur sa fille un regard significatif.

La demoiselle Annette éprouva un violent chagrin lorsqu’elle se rappela que longtemps avant, lorsqu’elle était encore une enfant, un petit anneau d’or était tombé de son doigt d’une manière incompréhensible. Maintenant elle était certaine que ce petit monstre de magicien l’avait enveloppée dans ses filets de manière qu’il lui fût impossible d’en sortir. Elle voulut soulager son cœur oppressé au moyen d’une plume d’oie, et elle écrivit au sieur Amandus de Nebelstern la lettre suivante :


« Mon bien-aimé,

« C’est décidé, je suis la femme la plus malheureuse de ta terre et je pleure et je gémis si fort que mes pauvres bêtes ont pitié de moi, et toi aussi tu en seras touché. Tu sais pourtant que nous nous aimons autant que l’on peut aimer, que je suis ta fiancée, et que mon père voulait nous conduire à l’église. Eh bien ! il est survenu tout à coup un vilain petit homme jaune dans une voiture à quatre che-