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Page:Hoffmann - Contes fantastiques, trad. Christian, 1861.djvu/18

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le prince promit à son favori, en présence du fameux mémoire, d’exaucer le souhait le plus exorbitant qu’il voudrait former. L’honnête Krepsel s’était plaint toute sa vie de ne pouvoir trouver une maison à sa guise ; il imagina d’en faire construire une aux frais du prince. Le gracieux souverain proposait même d’acheter le terrain que choisirait le conseiller ; mais celui-ci voulut bien se contenter d’un petit jardin qu’il possédait aux portes de la résidence et dans un site des plus pittoresques. Il s’occupa tout d’abord de réunir et d’y faire transporter tous les matériaux de son futur édifice ; dès lors on le vit chaque jour, accoutré d’un bizarre costume qu’il avait fabriqué lui-même, délayer la chaux, tamiser le sable, et entasser les moellons.

Il acheva tous ces préparatifs sans appeler aucun architecte et sans s’occuper en apparence d’aucun plan. Un beau matin, notre homme alla choisir à la ville de H*** un habile maître maçon, et le pria de conduire à son jardin, dès le jour suivant, le nombre d’ouvriers nécessaire pour édifier sa maison. Le maitre maçon voulut naturellement discuter ses prix d’entreprises et de main-d’œuvre ; il resta ébahi lorsque Krepsel lui dit gravement que cette précaution était inutile, et que tout s’arrangerait de soi-même, sans conteste et sans embarras. Le lendemain, dès l’aube, quand le maitre maçon arriva, il trouva un fossé tracé en forme de carré régulier, et Krespel lui dit : « Il faut creuser les fondements de ma maison ; puis vous ferez élever les quatre murs d’enceinte jusqu’à ce que je les juge assez hauts… — Sans fenêtres, sans portes, et sans murs intérieurs ? Y songez-vous ? s’écria le maître maçon en regardant Krespel comme on regarde un fou. — Veuillez faire ce que je vous dis, mon brave homme, reprit froidement le conseiller ; chaque chose aura son tour. »

La certitude d’être payé généreusement put seule décider le maitre à entreprendre cette construction qui lui semblait absurde ; les ouvriers se mirent gaiement à la besogne tout en se moquant du propriétaire ; ils travaillèrent jour et nuit, buvant bien et mangeant de même aux frais du conseiller, qui ne les quittait guère. Les quatre murailles montaient, montaient toujours ; un matin Krespel cria : « C’est assez ! » Aussitôt les travailleurs s’arrêtèrent comme de véritable automates, et, quittant leurs échafaudages, vinrent se ranger en cercle autour de Krespel ; et d’un air goguenard chacun semblait lui dire : « Maître, qu’allons-nous faire ?… — Place ! place ! » s’écria le conseiller après deux minutes de réflexion. Et, courant à un bout du jardin, il revint ensuite à pas comptés vers son carré de murailles ; puis, hochant la tête d’un air mécontent, il renouvela cette pantomime sur chaque face de l’enceinte ; enfin, comme frappé d’une idée subite, il se rua tête baissée contre un point de la muraille, en criant de toutes ses forces : « Par ici, par ici, mes gaillards, prenez la pioche et trouez une porte ! » Il charbonnait en même temps sur le mur la dimension exacte de l’ouverture. Ce fut l’affaire d’un moment. Il entra dans la maison, et sourit en homme ravi de son chef-d’œuvre, lorsque le maître maçon lui fit observer que les quatre murailles avaient tout juste la hauteur d’une maison à deux étages. Krespel se promenait à l’in-