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Page:Hoffmann - Contes fantastiques, trad. Christian, 1861.djvu/20

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dises ; après le gala, les femmes et les filles de ces braves gens improvisèrent un bal, où M. Krespol dansa ; puis, quand ses jambes un peu revèches lui refusèrent leur service, il s’arma d’un violon, et fit sauter ses hôtes jusqu’au jour.

Le mardi suivant, je rencontrai maître Krespel chez le professeur M***. Rien de plus étrange que sa figure. Chacun de ses mouvements était empreint d’une si brusque gaucherie, que je tremblais chaque instant de lui voir causer quelque accident ; mais on était sans doute accoutumé à ses lubies, car la maîtresse du logis ne s’effraya pas de le voir tantôt s’agiter auprès d’un cabaret de porcelaine de Chine, tantôt jouer des jambes en face d’une grande glace, ou bien traîner ses longues manchettes parmi des cristaux qu’il faisait tournoyer l’un après l’autre à la clarté des bougies. Au souper, tu scène changea. De curieux qu’il était, Krespel devint bavard ; il sautillait sans cesse d’une idée a une autre, et causait de tout avec volubilité, d’une voix tour à tour glapissante ou voilée, brève ou traînante. On parla musique, on vanta un compositeur à la mode. Krespel sourit et dit en gazouillant : « Je voudrais que cent millions de diables emportassent ce croque-notes au fond de l’enfer ! » Puis il s’écria tout il coup d’une voix de tonnerre : « C’est un séraphin pour l’harmonie ! c’est le génie du chant ! » Et, en disant cela, ses yeux s’humectaient de larmes furtives. Il fallait, pour ne pas le croire fou, appliquer ces paroles à une célèbre chanteuse, dont il avait parlé avec enthousiasme une heure auparavant.

Un lièvre parut sur ta table, Krespel mit a part les os, et réclama les pattes, que la fille du professeur, charmante enfant de cinq ans, lui porta joyeusement. Les enfants du logis semblaient affectionner le conseiller, et je ne tardai pas à en savoir la cause, car, après le souper, Krespel tira de sa poche une boite contenant, un tour d’acier, et se mit à tourner, dans les os du lièvre, une foule de jouets lilliputiens que ses petites amis, rangés en cercle à trois pas de lui, se partageaient avec des cris de plaisir.

Tout à coup la nièce du professeur M*** s’avisa de dire « Que devient donc, cher monsieur Krespel, notre bonne Autonia ? » Le conseiller fit la grimace comme un gourmand qui mord une orange aigre ; ses traits se rembrunirent, et il répondit entre ses dents : « Notre chère Antonia ? » Le professeur, qui s’aperçut de l’effet produit par la malencontreuse question, jeta sur sa nièce un regard de reproche, et, pour faire diversion à la mauvaise humeur de Krespel : « Comment vont les violons ? » s’écria-t-il en serrant avec amitié les mains de son convive. Le conseiller se dérida sur-le-champ : « Ils vont au mieux, cher professeur. Je démonte le célèbre violon d’Amati, qu’un heureux hasard m’a procuré dernièrement ; j’espère qu’Antonia aura fait le reste. — Antonia est une charmante enfant, reprit le professeur. — Un ange ! » s’écria Krespel en sanglotant. Et, prenant brusquement sa canne et son chapeau, il s’en alla précipitamment, comme un homme désolé. Tout saisi de cette étrangeté, je questionnai le professeur sur l’histoire du conseiller.

« Ah ! me dit-il, c’est un homme bien singulier ; il fait des violons aussi ha-