Page:Hoffmann - Contes nocturnes, trad de La Bédollière, 1855.djvu/153

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prisonnier, privé de la raison, qui, par ses folles plaisanteries et par la manière dont il jouait de la mandoline, égayait les soldats du camp.

La reine entra et l’office commença. Les sœurs entonnèrent le Sanctus, et Julia allait d’une voix forte chanter comme à l’ordinaire, Pleni sunt cœli gloriâ tuâ, quand le son aigu d’une mandoline retentit dans le chœur ; Julia ramassa vite sa partie et voulut s’en aller.

— Que fais-tu ? s’écria Emanuela.

— Oh ! dit Julia, n’entends-tu pas les accords magnifiques du maître ? Il faut que j’aille à lui, il faut que je chante avec lui.

En disant cela, elle courut vers la porte ; mais Emanuela dit d’une voix sévère et solennelle :

— Pécheresse, qui profanes le culte du Seigneur, qui annonces par ta bouche ses louanges, tandis que ton cœur est rempli de pensées terrestres, va-t’en ! la force de ton chant est brisée, les sons merveilleux qui partaient de ta poitrine sont rendus muets, car c’était l’esprit de l’Éternel qui les avait mis en toi !

Frappée des paroles d’Emanuela, Julia s’éloigna d’un pas chancelant.

Les religieuses étaient sur le point de se rassembler à minuit pour chanter les heures, quand une fumée épaisse remplit subitement l’église. Bientôt les flammes pénétrèrent en sifflant et en craquant par les murs de l’édifice voisin et embrasèrent le cloitre. Les nonnes ne parvinrent qu’avec peine à sauver leur vie ; les trompettes et les cors réveillèrent le camp ; les soldats accoururent, troublés dans leur premier sommeil. On vit le général Aguillar, les cheveux et les habits bûlés, se précipiter hors du cloitre ; il avait en vain essayé de sauver Julia, qui avait disparu sans laisser de traces.

On essaya en vain d’arrêter les progrès de l’incendie. Attisé par le vent, il s’étendit rapidement, et en peu de temps le beau camp d’Isabelle fut réduit en cendres. Les Sarrasins, espérant que le malheur des chrétiens leur procurerait une victoire aisée, firent une sortie en grand nombre ; mais jamais combat ne fut plus glorieux pour les armes des Espagnols. Quand, au son joyeux des trompettes, couronnés par la victoire, ils se retirèrent derrière leurs retranchements, la reine Isabelle monta sur son trône, qu’on avait érigé en plein champ, et ordonna qu’on bâtit une ville à la place du camp incendié. Ceci devait faire voir aux Maures de Grenade que jamais le siège ne serait levé.

LE MAÎTRE DE CHAPELLE. —