Page:Hoffmann - Contes nocturnes, trad de La Bédollière, 1855.djvu/154

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Si l’on pouvait s’aventurer à transporter des sujets religieux sur la scène ! Mais on a déjà tant de peine avec ce cher public lorsqu’on fait entrer quelque part un peu de plain-chant ! sans cela Julia ne serait pas un personnage ingrat. Figurez-vous le double genre dans lequel elle peut briller : d’abord les romances, puis les hymnes religieux. J’ai déjà fait quelques gentilles chansons espagnoles et mauresques ; la marche triomphale des Espagnoles ne ferait pas mal non plus, et je serais tenté de traiter d’une manière mélodramatique l’ordre donné par la reine ; mais le ciel sait comment il serait possible de faire de cet amalgame un tout uniforme. Toutefois, continuez, revenez à Julia, qui, je l’espère, ne sera pas brûlée.

L’ENTHOUSIASTE. — Figurez-vous, très cher maître de chapelle, que la ville que les Espagnols ont bâtie en vingt et un jours et entourée de murs est la même qui existe encore aujourd’hui sous le nom de Santa-Fé. Mais, en m’adressant ainsi directement à vous, je sors du ton solennel qui convient seul à ce solennel sujet. Ayez la bonté de me jouer un de ces responsorio de Palestrina, que je vois là sur le pupitre du piano.

Le maître de chapelle le fit, et l’enthousiaste voyageur continua ainsi :

— Les Maures ne manquèrent pas d’inquiéter les chrétiens de toutes les manières pendant la construction de leur ville ; le désespoir leur donnait l’audace la plus inouïe, et il s’ensuivit que les combats devinrent plus acharnés que jamais.

Un jour Aguillar avait repousse un escadron mauresque, qui avait attaqué les avant-postes espagnols, jusque sous les murs de Grenade. Il s’en retourna avec ses cavaliers, s’arrêta non loin des premiers retranchements, près d’un bois de myrtes, et renvoya sa suite pour pouvoir livrer son âme à des pensées graves et à de tristes souvenirs. L’image de Julia se présenta vivement aux yeux de son imagination. Déjà, pendant le combat, il avait entendu sa voix tantôt menaçante, tantôt plaintive, et maintenant encore il lui semblait entendre sortir des myrtes touffus un chant moitie mauresque, moitié chrétien. Tout à coup un chevalier maure en cuirasse d’argent, monté sur un léger cheval arabe, sortit du bois, et au mème moment un javelot passa en sifflant tout près de la tête d’Aguillar. Celui-ci, tirant son épée, allait s’élancer sur son adversaire, quand une seconde flèche pénétra profondément