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Page:Hubert - Les Îles de la Madeleine et les Madelinots, 1926.djvu/186

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vaient pas honte d’aller voir leurs blondes en bottes sauvages, ni les filles de porter la câline[1] le dimanche. C’est que la chaussure fine — qu’on persiste à appeler chaussure française — coûtait bien cher alors ; et seulement les plus fortunés pouvaient de temps à autre en acheter une paire, qu’ils ménageaient comme leurs yeux. Cela ne les empêchait pas de couler des jours heureux et de passer d’agréables soirées, pour faire diversion aux occupations ordinaires.

La pièce d’étoffe terminée, il restait une autre opération à lui faire subir, avant de la convertir en robes, culottes et vestons. C’était le foulage : la journée de plaisir des garçons et des filles. Quelle agréable corvée pour la jeunesse ! Je ne saurais décrire au juste quel procédé on employait pour ce travail. Je sais qu’il y avait une espèce d’auge immense, remplie d’eau chaude et de savon domestique ; que les filles se plaçaient d’un côté, les garçons de l’autre ; et que du matin au soir on travaillait l’étoffe pour la fouler et la rendre épaisse et ferme comme du drap anglais. Inutile de dire qu’on ne gardait pas un silence monacal et qu’on n’avait pas toujours les yeux modestement baissés dans l’auge. C’était l’occasion où les amoureux se déclaraient leur feu. Aussi la maîtresse, tout en préparant son fricot, avait-elle à surveiller soigneusement son affaire, pour que les jeunesses ne lui gâtent pas son étoffe et pour que tout se passe dans l’ordre. Les histoires, les contes, les taquineries, les rires jetaient une note gaie dans l’atmosphère. À midi, on se mettait à table, et, pour agrémenter le repas, on rappelait les incidents de l’avant-midi. Vers le soir, l’ouvrage achevé, les garçons allaient s’attifer pour la veillée que les jeunes filles se hâtaient de préparer. C’était la récompense vivement attendue de leur journée. La maison s’emplissait bientôt de vieux et de jeunes. Les femmes, armées

  1. Sorte de coiffe.