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CHOSES VUES.

Louis XV, qui a disparu ; on y a projeté une fontaine expiatoire, qui devait laver le centre ensanglanté de la place et dont la première pierre n’a même pas été posée ; on y avait ébauché un monument à la Charte ; nous n’avons jamais vu que le socle de ce monument. Au moment où l’on allait y ériger une figure de bronze représentant la Charte de 1814, la Révolution de Juillet est arrivée avec la Charte de 1830. Le piédestal de Louis XVIII s’est évanoui comme s’était écroulé le piédestal de Louis XV. Maintenant à ce même lieu nous avons mis l’obélisque de Sésostris. Il avait fallu trente siècles au grand désert pour l’engloutir à moitié ; combien faudra-t-il d’années à la place de la Révolution pour l’engloutir tout à fait ?

En l’an I de la République, ce que le Conseil exécutif appelait le « pied d’estal » n’était plus qu’un bloc informe et hideux. C’était une sorte de symbole sinistre de la royauté elle-même. Les parements de marbre et de bronze en avaient été arrachés, la pierre mise à nu était partout fendue et crevassée ; de larges entailles de forme carrée indiquaient sur les quatre faces la place du bas-relief rompu à coups de marteau. L’histoire des trois races royales avait été brisée et mutilée de même aux flancs de la vieille monarchie. À peine distinguait-on encore au sommet du piédestal un reste d’entablement, et sous la corniche un cordon d’oves frustes et rongées, surmonté de ce que les architectes appellent un chapelet de patenôtres. Sur la table même du piédestal on apercevait une espèce de monticule formé de débris de toute sorte et dans lequel croissaient çà et là quelques touffes d’herbe. Cet amas de choses sans nom avait remplacé la royale statue. Le symbole n’est-il pas complet ?

L’échafaud était dressé à quelques pas de cette ruine, un peu en arrière. Il était revêtu de longues planches assemblées transversalement qui masquaient la charpente. Une échelle sans rampe ni balustrade était appliquée à la partie postérieure, et ce qu’on n’ose appeler la tête de cette horrible construction était tourné vers le Garde-Meuble. Un panier de forme cylindrique, recouvert de cuir, était disposé à l’endroit même où devait tomber la tête du roi pour la recevoir ; et à l’un des angles de l’entablement, à droite de l’échelle, on distinguait une longue manette d’osier préparée pour le corps et sur laquelle l’un des bourreaux, en attendant le roi, avait posé son chapeau.

Qu’on se figure maintenant au milieu de la place ces deux choses lugubres à quelques pas l’une de l’autre, le piédestal de Louis XV et l’échafaud de Louis XVI, c’est-à-dire la ruine de la royauté morte et le martyre de la royauté vivante ; qu’on développe autour de ces deux choses quatre lignes formidables d’hommes armés, maintenant un grand carré vide au milieu d’une foule immense ; qu’on se représente, à gauche de l’échafaud