Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/279

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du tabac, feuilletait son dossier, l’annotait rapidement, tenait en échec le procureur général et le chancelier, protégeait Cubières, qui l’a perdu, méprisait Parmentier, qui le défend, jetait des mots, des répliques, des soupirs, des plaintes, des rugissements. Il était tumultueux et pourtant simple, bouleversé et pourtant digne. Il était clair, rapide, persuasif, suppliant, menaçant ; plein d’angoisse sans aucun trouble, modéré et violent, fier, attendri, admirable.

À un certain moment, il m’a fait mal. C’étaient des cris de l’âme qui sortaient de sa poitrine. J’ai été tenté de me lever et de lui dire : — Vous m’avez convaincu ; je quitte mon siège et je vais prendre place sur ce banc à côté de vous ; me voulez-vous pour défenseur ? — Et puis je me suis arrêté, pensant que, si son innocence continue de m’apparaître, je lui serai peut-être plus utile comme juge parmi ses juges.

Pellapra est le nœud du procès. Son évasion semble désoler sincèrement Teste. On disait hier qu’il venait d’être repris.

Ce Pellapra a douze millions. Il avait une fort jolie femme, très coquette sous l’empire et sous la restauration. En 1815, elle était la maîtresse de M. le duc de Berry. Un jour, après un fort doux rendez-vous, comme elle remettait son châle pour s’en aller, le prince lui dit : — Qu’est-ce que c’est que ça ? quel affreux châle avez-vous là, ma chère ? — Bah ! lui dit-elle, vous le trouvez laid. Monseigneur ? — Horrible. — Eh bien, j’y tiens beaucoup. — Et pourquoi ? — Parce que c’est un châle de l’impératrice Joséphine. — Comment le savez-vous ? — Parce que c’est l’empereur qui me l’a donné. — Bah ! reprit M. le duc de Berry. Et comment cela ? — Voici, Monseigneur. J’étais pour l’empereur ce que je suis pour vous. Un jour, comme je sortais de sa chambre, ayant très chaud et fort en hâte, l’empereur courut après moi, et me dit : — Mais tu as les épaules nues, tu vas t’enrhumer ! — Il regarde autour de lui, il y avait sur un fauteuil un châle de l’impératrice Joséphine, il me le jeta sur les épaules. C’est celui-ci, et j’y tiens.

Le châle en effet était assez laid. Sous l’empire le laid régnait ; on n’aimait pas les châles à grands dessins ; on n’en voulait qu’à petites bordures. Le mérite d’un châle était de passer par une bague.

Du reste M. de Berry était peu magnifique.

— C’est égal, dit-il, le châle de ton Buonaparte est fort vilain.

Mais il n’en donna pas un autre.

Avant l’empereur, Mme  Pellapra avait eu Ouvrard, puis Fouché, puis Murat, enfin Napoléon. C’était comme une échelle à laquelle elle montait. L’empereur ne la garda que six semaines. Du reste il fit sur-le-champ Pellapra receveur général et lui donna ses cinq cent mille francs de cautionnement.