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Ce dimanche matin [12 mai].

Après la mauvaise nuit que je viens de passer, je veux du moins passer une douce matinée, mon Adèle bien-aimée, à t’écrire pendant que tu m’écris. Hier soir, en te quittant, je ne m’attendais pas à avoir une bonne nuit, j’étais tourmenté d’une trop vive agitation. Cependant, pour ne pas te désobéir, j’ai résisté à la tentation de rester jusqu’au jour à t’écrire, et je me suis couché pour essayer de dormir. Alors tout ce qui venait d’avoir lieu entre nous m’est revenu, j’ai pensé avec amertume à tes larmes que j’avais encore fait couler, aux craintes que tu me montres sans cesse d’être méprisée de ton Victor, toi qu’il admire, qu’il aime et qu’il vénère plus que Dieu même, et surtout au récit effrayant que tu m’avais fait sur cette fatale carrière. Juge, mon Adèle, de la nuit que j’ai passée.

Hélas ! c’est une idée qui me poursuivra bien longtemps que celle d’avoir pu involontairement pousser jusque-là l’âme de ma douce et adorée Adèle. Quand je songe à toutes les circonstances que tu m’as racontées, je frissonne. Toi mourir, ange ! et qu’as-tu donc fait pour mourir ? Et à cause de moi, grand Dieu ! de moi dont la vie ne vaut pas une de tes larmes ! Grand Dieu ! grand Dieu !

Je viens de m’arrêter un moment afin de penser à autre chose, car ces idées me brisent. Cela m’a été impossible. Toutes les douleurs de ma nuit me reviennent ; en vain tu m’as souri en me disant adieu, en vain je songe à ta charmante lettre que j’ai lue et relue hier au soir, que j’ai couverte de baisers, une douloureuse préoccupation m’accable. Je voudrais te parler de notre bonheur, de ce bonheur si enivrant et si près de nous, et je songe à quoi il a tenu qu’il ne fût hier détruit pour jamais. Sur quoi faut-il donc compter dans la vie ?

Quoi ! mon Adèle, tu as eu un moment l’idée de laisser ton Victor seul sur la terre, et d’ajouter le veuvage à son isolement d’orphelin. Si tu as été assez cruelle pour concevoir cette idée affreuse, je te préviens qu’elle aurait été trompée, car je n’aurais pas survécu quatre minutes à celle qui est ma vie et mon âme. Je serais mort dans le même instant et de la même manière, afin d’être sûr de te suivre quel que fût ton sort dans l’éternité.

Hélas ! je voudrais chasser toutes ces pensées qui m’obsèdent depuis des heures, et je suis impuissant contre moi-même. Adèle, oh ! que je voudrais