Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/422

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trop triste et tu l’es déjà tant ! Demain je continuerai, je serai plus près d’une lettre de toi, et par conséquent moins malheureux.


28 mai, 9 heures du matin.

J’ai bien mal dormi cette nuit ; aussi me suis-je assoupi ce matin, ce qui fait que je me suis levé assez tard. Ces messieurs ont voulu m’emmener à l’abbaye de Saint-Rémy, mais j’ai à t’écrire, et, malgré leurs pressantes invitations, je veux épancher ma pensée dans ton cœur. Recevrai-je aujourd’hui de tes nouvelles, mon Adèle chérie ? Il le faut, il me faut deux lettres. Sinon, je te croirai malade, car je ne veux pas te croire négligente ; tu dois être comme moi : ta santé peut s’altérer, non ton amour. N’est-il pas vrai, mon ange, que tu m’aimes, et que j’aurai aujourd’hui deux lettres de plus à mettre sur mon cœur ? Il me faut cet espoir pour continuer celle-ci.

J’ai donc été hier visiter la cathédrale. Elle est admirable comme monument d’architecture gothique. Les portails, la rosace, les tours ont un effet particulier. Nous avons passé, Charles et moi, un quart d’heure en contemplation devant le cintre d’une porte ; il faudrait un an d’attention pour tout voir et tout admirer. L’intérieur, tel qu’on l’a fait, est beaucoup moins beau qu’il n’était dans sa nudité séculaire. On a peint ce vieux granit en bleu, on a chargé ces sculptures sévères d’or et de clinquant. Cependant on n’a point commis la faute faite à Saint-Denis, les ornements sont gothiques comme la cathédrale, et tout, excepté le trône qui est d’ordre corinthien (chose absurde), est d’assez bon goût. L’ensemble est satisfaisant pour l’œil, et il faut avoir médité sur la disposition de l’édifice pour juger qu’on n’en a pas tiré tout le parti possible. Telle qu’elle est, cette décoration annonce encore le progrès des idées romantiques. Il y a six mois, on eût fait un temple grec de la vieille église des francs.

Nous passons nos journées en courses et nos soirées au spectacle, ce dont nous ne pouvons nous dispenser étant logés chez le directeur du théâtre. La vie, déjà fort chère à notre arrivée, est renchérie depuis, et renchérira encore. Hier, à nous quatre, nous avons mangé 81 francs en déjeuner et dîner. Une omelette coûte 15 francs, un plat de pois 13, etc., etc. Cinq petits pains, 42 sous.

J’ai vu Agier[1] et Chazet[2]. Je n’ai point encore rencontré le vicomte

  1. Agier avait publié, en mars 1820, dans le Conservateur, un article félicitant les frères Hugo qui venaient de fonder le Conservateur littéraire ; il avait même associé leur mère aux éloges qu’il leur décernait. Agier exerça une influence politique considérable sous le règne de Charles X.
  2. Alissan de Chazet, littérateur et auteur dramatique, avait connu Victor Hugo à la Société des Bonnes Lettres, en 1821, et l’avait toujours encouragé et aidé de tout son pouvoir.