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À Lacaussade.


Hauteville-House, 20 mai 1866.

Monsieur, je connaissais en vous et j’appréciais hautement le poëte ; vous me révélez le critique. L’un est digne de l’autre. On sent en vous la pratique du grand art. Je viens de lire votre belle et profonde étude sur mon œuvre lyrique[1]. Je suis charmé, touché et par moment ému jusqu’au ravissement de tant de hautes qualités de philosophe et d’artiste déployées par vous dans ces quelques pages.

Vous avez les deux qualités sans lesquelles il n’est pas d’esprit complet, c’est-à-dire le sentiment contemporain et le goût éternel ; vous comprenez le dix-neuvième siècle et vous comprenez l’idéal. De là votre puissance de critique et votre pénétration d’artiste.

On parle beaucoup de goût aujourd’hui et ceux qui en parlent le plus sont ceux qui en ont le moins ; ils s’absorbent dans un goût local et passager, le goût français au dix-septième siècle, et ils méconnaissent ce que je viens d’appeler le goût éternel.

Ainsi, au nom de Boileau, ils châtient Horace, et au nom de Racine, ils nient Eschyle. Ramener la littérature de ce goût faux au goût vrai, qui va d’Aristophane à Shakespeare et de Dante à Molière, c’est la fonction d’un esprit tel que le vôtre. Qui dit fonction dit mission, et qui dit mission dit devoir.

Continuez votre grand travail dans le sens de l’idéal. Je vous remercie pour moi et je vous applaudis pour tous.


À Monsieur Boué de Villiers.


H. H. Dim. 22 mai [1866].

Je ne suis pas plus ruiné aujourd’hui que je n’étais aveugle il y a trois mois[2]. Grâce aux quatre ou cinq drôles qui mènent le monde, la guerre prend sur toutes les fortunes, et la baisse est si énorme que, moi simple particulier, au cas où j’eusse voulu réaliser il y a quinze jours, j’eusse perdu au moins 120 000 fr., et cela sur les meilleurs fonds de l’Europe, la Banque

  1. Lacaussade, poète de l’île Bourbon, jugeait, dans une Ode à Victor Hugo, l’œuvre lyrique entière, de 1822 à 1865.
  2. Lettre du 6 janvier 1866.