Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/20

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dans une âme limpide, transparente et pure ; œuvres complètes comme la nature, où il y a toujours une Ophélia pour Hamlet, une Desdemona pour Othello, un Lac Vert pour le mont Blanc.

Il ne faut pas quitter le lac sans jeter quelques pièces de monnaie aux petits enfants de Chède et de Passy, qui viennent offrir aux passants des verres de cette eau si fraîche et si belle. J’ai entendu des voyageurs se plaindre souvent des importunités de ce peuple qui, pour ainsi dire, vous vend en détail les beautés du pays qu’il habite. Ils avaient tort ; ces malheureux n’ont que leurs Alpes pour vivre.

La scène change ; le sol est dépouillé, la verdure disparaît autour de nous. La route, obstruée de roches, tourne, et se replie, comme un long serpent, sur le flanc d’une montagne aride et toute bouleversée. Nous arrivons au Nant Noir[1].

Dans une ravine profonde, où toute végétation semble morte, entre deux escarpements de terre ferrugineuse, parmi des quartiers de granit que l’on prendrait pour des blocs d’ébène, roule, avec un bruit effrayant, une eau noire, que son écume même ne blanchit pas. C’est le Torrent Noir, ainsi nommé à cause de la couleur sombre que donnent à ses flots les ardoises qu’il charrie, et sans doute aussi parce qu’il est extrêmement dangereux à traverser, quand il est grossi par l’orage. Tout ici est lugubre et désolé. Des crêtes nues, des rochers en surplomb ; les échos qui se répètent le hurlement furieux du torrent ; pas un arbre, si ce n’est le voile de sombres pins que déploient les montagnes de l’horizon. Il y a pour la pensée un monde d’intervalle entre le Lac Vert et le Nant Noir.

On conte dans le pays beaucoup de traditions étranges touchant ce hideux torrent. C’est, dit-on, sur ses rives que les esprits des Montagnes Maudites tenaient leur sabbat, dans les nuits d’hiver. Ce sont eux qui ont remué toute la montagne pour y cacher leurs trésors. Leur vol tumultueux a brisé tous les arbres qui croissaient autrefois dans ce lieu funèbre. C’est en y dansant qu’ils ont brûlé cette terre ; c’est en s’y baignant qu’ils ont noirci cette eau. Il y a aussi un démon dit Nant Noir, qui pousse les voyageurs dans son gouffre, et rit de les voir tomber. Ses prunelles sont deux globes de

  1. Les gens du pays donnent aux torrents le nom de nants. Il est remarquable que ce mot appartient à la langue celtique (Nant, amas d’eau courante, torrent ou fleuve), et a donné son nom à la capitale (Nantes, ville divisée en effet par les mille bras de la Loire) de cette Bretagne qui fut l’Armorique. Voici que nous le rencontrons aux Alpes, et dans toute la pureté de son acception première ! Ainsi on retrouve toujours par places dans l’Europe actuelle quelque vestige de cette vieille langue celte, base première et inconnue de tous nos idiomes, à peu près comme on voit souvent paraître à la surface du sol, en dépit des couches calcaires et argileuses qui la recouvrent, de larges bancs de ce granit primitif qui est, pour ainsi dire, l’ossement du globe.
    (Note de Victor Hugo.)