Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/220

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la finesse de ses chevilles, dans l’élévation de son cou-de-pied. Toute sa personne, toute sa toilette était propre et coquette comme sa coiffure. On sentait qu’elle profitait probablement de tous les ruisseaux qu’elle rencontrait pour s’y laver d’abord, pour s’y mirer ensuite.

Son costume, rehaussé de bijoux de toutes sortes, racontait ses voyages. Elle portait des bas bleus à coins ornés d’arabesques blanches comme en portent les filles de Souabe, un ample jupon de drap brun à mille plis comme les montagnardes de la Forêt-Noire, et un étroit gilet de soie comme les paysannes de la Bresse. Ce gilet, d’une coupe naïve et quelque peu disgracieuse, était presque caché et pour ainsi dire corrigé par une large collerette de Flandre, sur laquelle étaient brodées plusieurs rosaces de cathédrale emmaillées et tricotées les unes dans les autres. Ses bijoux, tous italiens et probablement achetés chacun dans le lieu spécial qui le produit, achevaient et complétaient l’histoire de ses pèlerinages. À ses pendants d’oreilles en filigrane, on devinait qu’elle avait été à Gênes ; à son bracelet d’or émaillé et orné de miniatures, qu’elle avait passé à Venise ; à son bracelet de mosaïques, qu’elle était allée à Florence ; à son bracelet de camées, qu’elle avait traversé Rome ; à son collier de corail et de coquillages, qu’elle avait vu Naples.

En somme, c’était une ravissante et superbe fille. Des joyaux d’idole et un air de déesse.

Il était évident que la parure de cette femme couverte de bijoux était la grande affaire de cet homme couvert de haillons.

Du reste, elle n’était pas ingrate. Elle paraissait l’adorer ; oui, vraiment, l’adorer, et cela me surprenait fort. Je savais bien que les femmes ont souvent du plaisir à sentir qu’elles font partie d’une antithèse ; je n’ignorais pas que les plus belles, les plus jeunes et les plus charmantes se prêtent volontiers, par je ne sais quel sentiment inexplicable, à jouer leur rôle dans cette figure de rhétorique vivante, idolâtrant leur vieux mari à cause de sa vieillesse et leur amant bossu à cause de sa bosse ; mais que la propreté, sous la forme d’une femme, ait du goût pour la saleté, sous la forme d’un homme, c’est ce que je n’aurais jamais cru. Entre l’espèce humaine qui se lave et l’espèce humaine qui ne se lave pas, il y a un abîme ; et je ne pensais pas qu’on pût jeter un pont sur cet abîme-là. Aujourd’hui, rien en ce genre ne saurait plus me surprendre. J’ai vu, sur cette place publique, une fille de seize ans, nette et jolie comme un caillou mouillé, baiser de minute en minute, avec une sorte d’admiration passionnée, les cheveux gras et les mains noires d’un affreux homme endormi qui ne sentait même pas ces douces caresses ; je l’ai vue épousseter avec ses doigts roses l’habit de saltimbanque dont ses gracieuses chiquenaudes faisaient sortir de petites nuées de