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Alençon, 19 juin.

C’est sur le coin d’une affreuse nappe d’auberge que je t’écris, mon Adèle. Nous avons quitté notre cabriolet à Nogent-le-Rotrou, et pris la voiture publique jusqu’à Domfront où je pense que Nanteuil me quittera. Nous sommes à Alençon. Nous avons un quart d’heure pour manger un morceau et j’en profite pour t’écrire.

Nous avons dit avant-hier adieu à Chartres où il y a encore une belle église à beaux vitraux dont je ne t’ai pas parlé, offusqué que j’étais de la cathédrale. Nous avons quitté la Beauce dont les plaines au crépuscule ont de magnifiques horizons qu’on devrait bien admirer un peu. Voici maintenant que nous voyons venir la Normandie et que nous la reconnaissons aux tignasses vertes des pommiers qui nous entourent de toutes parts. Il pleut, il vente, il fait un temps affreux. Le soleil pour nous narguer nous regarde de temps en temps par la lucarne d’un nuage.

Nous avons vu et visité à Nogent-le-Rotrou ce château qu’on voulait me vendre il y a six ou sept ans. Nanteuil en fait pour toi un croquis de souvenir pendant que je t’écris. L’extérieur du château est encore très beau et domine superbement un immense horizon de plaines ondulantes. L’intérieur n’est que délabrement.

C’est aujourd’hui dimanche, mon Adèle. Je songe tristement qu’il y a huit jours j’étais bien heureux près de toi. Nous avions fait ensemble cette douce cavalcade dans la forêt de Saint-Germain. Nous étions l’un près de l’autre, heureux l’un par l’autre comme dans nos plus riantes années. Je tenais ton cheval par la bride et je marchais l’œil sur nos chers petits. Mon Adèle, j’aime mieux mon dimanche d’il y a huit jours que mon dimanche d’aujourd’hui.

Dans trois semaines je vous reverrai, je vous embrasserai tous. En attendant, donne mille baisers à Didine, à Dédé, à Toto, qui va bien, j’espère, à mon pauvre Charlot doublement exilé. Je serre la main de ton père et je t’embrasse bien fort, mon Adèle.

V.