Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/73

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À Avranches, il restait un pilier de la cathédrale démolie, on l’a jeté bas. À Coutances, toute la cathédrale crie au scandale. On a détonné une ogive du quatorzième siècle pour y encadrer un absurde autel à soleil d’or qui coûte quatre mille francs. Il y a deux gros murs de plâtre tout à travers le transept. L’architecte du département, un nommé Duchêne ou Deschênes, avait commencé à badigeonner la nef en jaune vif, avec voûtes blanches et nervures rouges. Le cri public l’a arrêté au quart de sa bêtise. Je me suis informé, le badigeonnage d’une cathédrale comme Coutances coûte de vingt à vingt-cinq mille francs. À Saint-Lô, on laisse tomber, faute de réparation, l’admirable église qui a deux clochers aussi beaux que la grande flèche de Saint-Denis. J’ai demandé pourquoi. Un prêtre qui se trouvait là m’a répondu qu’on n’avait pas de fonds. J’ai objecté que les chambres confiaient au gouvernement des fonds pour l’entretien des monuments publics. On m’a répondu que l’église de Saint-Lô n’était pas de celles qui sont regardées par le gouvernement comme des monuments. — Ô ineptie ! et l’on expectore les millions le plus aisément du monde pour la Madeleine et le quai d’Orsay !

À cette église de Saint-Lô, il y a un détail unique, je ne l’ai encore vu que là ; c’est une chaire extérieure avec porte dans l’église, d’où le prêtre haranguait le peuple, le tout sculpté comme on sculptait au quinzième siècle. Le dernier maire de la ville voulait l’abattre pour un alignement de rue. La fabrique s’y est opposée. — Les vitraux de l’église sont dans un état affreux. Les restaurations qu’on a essayées çà et là sont hideuses.

N’importe, je suis heureux d’être rentré un instant dans les églises et les cathédrales. Coutances et Saint-Lô m’ont récréé les yeux. Il n’y a pas de monuments dans les ports de mer. Les villes de mer sont comme les capitales, elles usent vite leurs édifices. Il y a un trop grand frottement de population pour que la ville ne se renouvelle pas fréquemment.

Je n’en verrai pas moins Cherbourg avec bien de la joie, non seulement parce que j’y retrouverai la mer, mais parce que tes lettres m’y attendent, mon Adèle. J’en ai besoin. Il y a quinze jours, quinze jours que je suis privé de toi, de ton doux sourire indulgent, de la gaieté de mes chers petits bien-aimés. J’ai soif de vous revoir tous ! En attendant, j’aurai tes lettres. Je les aurai bientôt ; toute ma joie est maintenant dans cette pensée. Adieu, mon Adèle, à bientôt. — Amuse-toi bien.

Au moment où je ferme ma lettre, un monsieur de la diligence demande pour dîner un potage et des fraises. Voilà ce qui s’appelle laisser le dîner entre deux parenthèses.