Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/74

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Barneville, 1er juillet, vendredi.

Tu ne te plaindras pas, j’espère, de la rareté de mes lettres. C’est que j’ai besoin de ta pensée, mon Adèle, quand je n’ai pas ta présence. J’espère que tu es toujours heureuse là-bas, que tu ne laisses pas l’ennui approcher, que tu as de temps en temps quelqu’un de nos bons amis. Moi, je serai heureux demain, je serai à Cherbourg, j’aurai tes lettres.

J’ai vu hier deux beaux clochers de gothique anglais, celui de Carentan et celui de Périers. Dans l’église de Carentan, il y a un chapiteau curieux formé de goëmons entrelacés. Les artistes de ce temps grand et naïf n’allaient chercher ni l’acanthe, ni le lotus. Ils prenaient pour modèle ce qu’ils avaient sous la main, le chou et le chardon dans l’intérieur des terres, le goëmon au bord de la mer.

Toutes les églises de cette partie de la Normandie, Saint-Lô, Carentan, Périers (la progression est décroissante), dérivent de celle de Coutances. Les admirables flèches de Coutances, sévères comme le gros clocher de Chartres, légères comme l’aiguille de Saint-Denis, semblent avoir repoussé de bouture çà et là, avec quelques variantes, sur divers points de ce pays. Je ne m’en plains pas. Quand une de ces flèches, taillées à jour et d’une charmante couleur blonde, surgit tout à coup de derrière une colline, c’est une magnifique aventure dans le paysage.

Je n’ai rien vu de curieux du reste, si ce n’est une grande femme sèche et maigre qui a partagé avec le conducteur et moi l’impériale de Saint-Lô à Carentan, fort prude, fort laide et fort bel esprit, un bas-bleu vêtu de blanc, avec des cheveux rouges, une sorte d’anglaise tricolore. Je dis anglaise parce qu’elle avait l’accent, et aussi parce que l’Angleterre est la terre la plus féconde en ce genre de tulipes. Je me suis figuré que c’était madame Trollope, et j’ai eu tout à coup un fou rire qui a paru la fort scandaliser.

En entrant à Carentan, j’ai eu une impression pénible. Une malheureuse fille crétine, sans front et sans menton, grande et bavant sur ses mains, était assise au seuil d’une maison, et nous regardait passer d’un air triste. On dit que cela ne sent rien, mais je suis sûr que quelque chose souffrait en elle. Pauvre âme prise !

Mais une chose plus triste encore, c’est tout à l’heure, à Port-Bail.

Je faisais la route à pied, faute de voiture. D’affreux chemins de traverse, la honte de cette riche Normandie, des blocs de roche pour pavé, des ornières à faire toucher l’essieu, et, dans d’autres endroits, des landes à