J’ai pourtant eu deux ou trois moments d’extase. Un jour, à l’Opéra, la musique enchantée du Siège de Corinthe m’avait fait oublier mes peines. Vous savez combien j’aime l’élégance, la somptuosité, les titres, tout enfin, tout ce qui nous place dans un monde aussi beau que possible ici-bas, du moins à l’extérieur. Eh bien, ces impressions que m’apportaient à Genève tant de physionomies étrangères et distinguées, tant de belles âmes, de grands personnages, tant de livrées, d’équipages, enfin ce spectacle ravissant des pompes de la civilisation au milieu des pompes de la nature, spectacle qui fait de Genève une ville peut-être unique en Europe relativement à sa grandeur ; ces impressions, je ne les ai retrouvées à Paris qu’à l’Opéra, et en relisant avec passion la Vie d’Alfieri, écrite par lui-même, que je n’avais pas lue depuis quatre ans. Que de choses pour moi et pour chaque âme dans ces quatre ans ! J’étais donc à l’Opéra. Les prestiges de la musique, la magnificence du théâtre, les toilettes et les physionomies qui garnissaient les loges, je respirais tout cela, je me croyais prince, riche, honoré ; les portiques d’un monde qui n’est beau pour moi que parce que je l’ignore, se dessinaient à ma vue entourés d’une auréole d’élégance et de recherche. J’avais oublié ma situation, ou plutôt je cherchais à me convaincre qu’elle allait cesser. Quoique entouré des simples mises du parterre, c’était bien aux loges que j’étais. Je ne voyais qu’au-dessus de moi. J’étais plongé dans un océan d’illusions, d’espérances démesurées, d’harmonie, de splendeurs, de vanités, etc. Cet état dura une demi-heure. Oh ! qu’ils furent tristes, les moments qui suivirent ! qu’ils furent amers ! Il en est de même de la vie errante de ce riche, noble et malheureux Alfieri. On n’y voit que des ambassadeurs nobles, des voyages en poste continuels, des valets de chambre, etc. Oh ! qu’il fait bon être malheureux avec trente mille francs de rente ! Non, non ; excusez cette phrase. Vous savez combien je sais dépouiller le malheur de son entourage positif et le contempler dans son affreuse nudité, qui est la même pour toutes les conditions lorsqu’on a dans l’âme quelque chose qui bat plus fortement pour nous que pour la foule. Les sensations m’accablent. Je quitte la plume ; je vais rêver. Riez, car là vous me reconnaissez tout entier, n’est-ce pas ?
Je reprends la plume aujourd’hui 27 décembre. Je souffre, et toujours. J’ai eu des moments horribles ; mais je ne veux pas vous lasser encore de mes plaintes. Il est minuit et quelques minutes. Nous sommes donc le 28. Qu’importe ! Quelques voitures roulent encore de loin en loin ; mais on est sorti de l’Odéon. La tristesse, l’hiver, la solitude et la nuit règnent. Je veille au coin d’un feu au quatrième étage de la rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés. Ma chambre, assez élégante, est seule, et je suis face à face avec ma